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“La Reine éructe – Videz l'arène !”

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Calchín Oeste, bourgade ordinaire paumée dans l'immense plaine agricole de l'Est cordobais. Son monument, à la gloire de ses modestes fondateurs frioulans. Ses jardinières. Son parking.
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Sa place San Martín. Et son affluence des grands jours. Car, oui, qu'on se le dise : une fois l'an, Calchín Oeste émerge de sa torpeur et draine des centaines de joyeux fêtards – voire quelques touristes.
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En cette occasion, un souffle de jeunesse s'empare de Calchín Oeste, manèges et guinguettes investissent le trottoir, on ressort les vieilles barbes-à-papa sous plastique de l'année dernière;
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« Alors, mon grand : une petite douceur ? ». Avouons que cette décoction indubitablement maison émoustille nos papilles... quoique le fourrage au dulce de leche s'annonce mastoc.
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Cette grande feria est aussi une vitrine internationale incontournable pour tous les jeunes créateurs de mode, et pour des chasseurs de tendance comme nous c'est une aubaine de ouf !
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Mais pourquoi cette animation délurée ? Pourquoi tant d'affluence ? Camelots et modistes ne sauraient justifier que l'on fasse la queue pendant une heure devant ce guichet, en plein cagnard !
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« Pero ¡qué boludo, por Dios ! Avec cette chaleur, c'est pas des saucissons que je devrais proposer, c'est des glaces ! ¡Qué miseria! Personne ne m'achète rien...! ».
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A l'abri des regards {sauf des plus indiscrets}, une intrigante procession de princesses orientales s'infiltre dans la salle des fêtes par une porte dérobée. Nanties cordobaises ? En tout cas pas corps-d'obèses !
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Quant à nous, une fois nos billets acquis de haute lutte, nous pénétrons impatiemment sous le chapiteau surchauffé qui, déjà, exhale des relents de fauves surexcités.
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Pourtant, nulle ménagerie sous la toile, mais un cheptel de 3.000 convives au bas mot, attablés au coude-à-coude, piaillant, caquetant, mugissant, meuglant, et tintinnabulant de la fourchette.
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Ce qui est étonnant, c'est qu'une telle quantité d'Homo Argentinus Asadorus se soient assemblés alors que l'asador1 est fermé ! Le boludo lambda crierait au scandale et se laisserait mourir de faim !

1 Asador = endroit où l'on prépare les grillades ; synonyme de parrilla.

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S'il n'en est rien, c'est que cette vaste foire d'empoigne est une manifestation gastronomique d'un genre particulier, à laquelle chacun participe en tout état de cause : la 30ème Fête Nationale de la Bagna Cauda !
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Une question vous brûle les lèvres : qu'est-ce que la Bagna Cauda ? Autant vous avouer que nous n'en savons pas davantage que vous, et nous attendons anxieusement notre tour...
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Notre serveuse attitrée se rapproche lentement mais sûrement de notre emplacement {numéroté – quelle organisation !}. Cela déclenche visiblement une vague irrépressible d'euphorie.
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« Bonjour madame 27, mais je vous en prie, faites, faites donc ! {Ce faisant, Nico inspecte discrètement le bon déroulement de l'opération}. Ça a l'air rudement bon, qu'est-ce que c'est ? – Bagna Cauda ! »
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Certes. Et maintenant ? On fait quoi ? Nous lorgnons vers nos voisins, mais leur concentration est telle que nous n'osons les interrompre dans leur mastication pour leur demander où sont les croûtons.
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Car oui, de prime abord, ça ressemble à une fondue savoyarde, et déjà la mixture commence à bouillonner sur le bec Bunsen. Mais pour tous croûtons, une barquette de légumes.
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Cependant que Sophie prend des forces, Nico cherche l'inspiration à la table d'à côté, dubitatif et hésitant, et la Bagna Truc glougloute dangereusement, menaçant de se faire la malle à tout moment.
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Bon, allez, c'est bon, ne nous faisons pas plus bêtes qu'on ne l'est, c'est pas sorcier : suffit de faire trempette avec un bout de carotte ou de chou. A toi l'honneur, Nico ! Goûte !
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« – Hum... Pas dégueu... Une base de fromage, sûrement... Un soupçon de vin, sans doute... – Attends voir... Ouch, il y a de l'ail, mazette ! – Che, c'est pas une fondue de boludo ! – J'allais le dire... »
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On peut compléter le picking végétarien par quelques lambeaux de pechuga, arrachés non sans dommages collatéraux à un poulet coriace. {Mais non, je suis pas une brute épaisse !}
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Une fois vidé le ramequin de Bougnat Qu'a-la-dalle, chacun se concentre sur sa digestion, et on aide vigoureusement les plus jeunes à éructer leur pesant d'ail – gare à la s'cousse !
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Fuyant ce terrorisme bactériologique, nous arpentons la cananéenne cantoche, mais nos impressions picturales vont davantage vers Bruegel que du côté de Véronèse...
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Très vite, nous avisons les cuisines, aux abords de laquelle les nuées de serveurs tricolores {façon italienne} chorégraphient un incessant ballet de pichets métalliques, remplis de la dive ambroisie.
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Nous repérons aussitôt l'entrée des artistes, et tentons une percée pour atteindre le quartier-général et pénétrer ainsi le secret de fabrication de cette recette indéfinissable.
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Nous déboulons sans crier gare, et prenons en flagrant délit les cuistots le pichet dans la bassine. Nous les cuisinons, ils crachent le morceau : crème, lait, anchois, noix. Ni vin, ni fromage. Et de l'ail. Beaucoup d'ail.
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Retour dans l'arène, où les princesses de tout-à-l'heure, tout compte fait plus médiévales qu'orientales, font une entrée remarquée, fendant, superbes, la foule des manants.
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Venant des contrées les plus reculées de la République, s'avancent la Reine du Blé, la Reine de la Bière, celles du Pejerrey et du Surubí, la Reine de la Cacahuète, sa consœur des Empanadas, etc. La Reine d'Angleterre s'est excusée.
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Elles sont venues assister au couronnement de leur royale collègue, la nouvelle Reine de la Bagna Cauda. Sous les lustres d'apparat, elles tiennent cénacle dans les trônes somptueux, parmi velours et soieries.
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La cérémonie peut commencer. Sa Bagna-caudalissime Majesté la Reine Sortante se carre dans sa chauffeuse en rotin, et assiste impavide au défilé des prétendantes à sa succession.
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Hier ses vassales, aujourd'hui des putschistes pleines de morgue, les candidates se déchirent entre elles à coups de sourires carnassiers et de grands coups de coude.
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En attendant d'être déposée et décapitée, la Reine reçoit les respectueux hommages du bourgmestre de Calchín Oeste, manifestement intimidé, qui lui remet une ravissante gerbe mortuaire –
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en échange de quoi il se voit offrir par son {ex}-souveraine une somptueuse toile de maître luxueusement encadrée, représentant sa bienfaitrice dans ses plus beaux atours.
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Et puis, voici le moment crucial de l'abdication, difficile épreuve de rhétorique dont le cru 2007 entend s'acquitter avec brio, dans la joie et le calembour ! « On s'est quand même bien fendu la poire, pas vrai ? »
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Mais très vite, Sa Majesté est prise d'un accès de désarroi : « Ah, vous savez, ça n'est pas facile tous les jours non plus, la vie de Reine de la Bagna Cauda... J'en est bouffé des litres et des litres, de ce brouet fétide –
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sur les biscottes au p'tit-déj', sur les toasts à l'apéro, sur la brioche à la merienda1, en potage tous les soirs, sans compter qu'il y en avait déjà dans le biberon quand j'étais infante –

1 Merienda = le quatre-heures

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c'était éprouvant, terrible : un enfer ! Et moi qui... {hoquet}... moi qui rêvais... {sanglot}... qui rêvais d'être... {reniflement disgracieux}... la Reine... {geignement bestial}... la Reine des Mollejas1 ! {torrent de larmes}

1 Mollejas = ris de veau

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Adieu, Bagna Cauda ! Bon débarras ! J'leur en souhaite bien du plaisir à mes successeurs ! Et puis vous savez quoi ? Le Prince Charmant de la Bagna Cauda, c'est de la blague : il existe pas ! »
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Sensiblement chamboulée par ce discours, la Première Dauphine fraîchement émoulue cache mal sa détresse cependant que l'ex-Reine lui enfonce sa couronne d'épines avec rage, sous l'œil de Giacomino, maire de Córdoba Capital.
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Enfin, le moment tant attendu, qui déclenche une liesse populaire indescriptible : la Nouvelle Reine de la Bagna Cauda 2008 est proclamée triomphalement ! La Reine est périmée – Vive la Reine !
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S'en suit une bouleversante accolade entre l'Ancienne et la Nouvelle. « Usurpatrice ! – Potiche ! – Ta robe c'est qu'un chiffon ! – Tricheuse, t'as coupé la Bagna Cauda avec du nutella ! – Ordure, t'empestes l'ail ! »
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A la stupeur générale, Miss 2008 édicte une série d'ukases pour s'assurer un règne éternel : « Je décrète que dorénavant on triplera la dose d'ail dans le royal philtre, et on remplacera les légumes par des fruits confits ».
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Tout, dans la prestance comme dans l'élégance, dénote l'ambition impériale de notre ravissante souveraine ! Les autres Miss n'ont qu'à bien se tenir : la Reine de la Bagna Cauda sera sur les rangs pour l'élection de Miss Argentina 2009 !

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