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“Le bruit et la fureur”

Ce carnet de voyage fait partie d'un périple plus vaste. Reprenez-le depuis le début ! C'est ici : « La Quête du Maté ».
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Lendemain de fête à Bernardo de Irigoyen, ville la plus orientale du pays. La nuit a été festive dans ce petit motel défraîchi, à côté d'une station-service très appréciée des poids-lourds. Literie pour poids-plumes.
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A la frontière avec le Brésil, grand déballage patriotique : « On n'aime que ce que l'on connaît : la patrie commence à la frontière » ; et pour ceux qui auraient oublié : « les Malouines sont argentines » {qu'on se le dise !}.
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Tout au long de la route 101 que nous empruntons, le paysage missionnaire reste égal à lui-même : la selva s'amenuise sous les coups de soc des colons, qui sèment ici sapins et mandariniers.
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Débardeurs et bûcherons alimentent un trafic de camions pour le moins encombrants et dangereux sur ces pistes étroites, dont le revêtement devient déliquescent à la première averse.
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A présent, la circulation s'est raréfiée, il n'y a pour ainsi dire plus un chat : place au jaguar et à la forêt vierge, la route s'insinue dans le Parc National Iguazú, échantillon de forêt amazonienne.
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Nous en saccageons la virginité à grandes émanations de gaz d'échappement – mieux vaut mettre ses scrupules en veilleuse : c'est une route nationale, après tout !...
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Du reste, nous payons ce passage en trombe par l'absence de tout oiseau ou de tout animal, évidemment terrés dans les profondeurs de la forêt.
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Au terme d'une heure de dérapages contrôlés, nous retrouvons l'asphalte – et en prime un péage ! C'est l'entrée des fameuses “Cataratas”, autrement dit les Chutes d'Iguazú.
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Avec plusieurs centaines de milliers de touristes par an, cette énième merveille du monde est un véritable parc d'attractions, à cheval entre le Brésil et l'Argentine.
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L'ampleur du complexe est telle qu'un “train écologique” a été mis en place, qui berouette des tonnes de touristes entre les deux pôles des cataractes – une balade d'à peine trois kilomètres.
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Terminus, tout le monde descend ! Les paresseux en seront pour leurs frais : la suite du périple s'effectue à pied, 1.700 mètres de passerelles sur le Río Iguazú.
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Ce dernier somnole paisiblement, sans doute un peu assoupi après 1.300 kilomètres de laborieuses circonvolutions depuis sa source brésilienne jusqu'à ces confins argentins.
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Mais la torpeur du río est trompeuse : ses crues régulières, provoquées par les averses tropicales qui arrosent l'Amazonie, sont véhémentes, et certains tronçons de passerelle en ont déjà fait les frais.
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Et puis, soudain, le débit s'accélère et le sol se dérobe brusquement sous les eaux affolées, qui se précipitent dans cette bonde naturelle avec une véritable frénésie.
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Sur les rebords de l'évier géant, microbes et bactéries s'agglutinent en masse pour assister au spectacle de la vidange, dans un boucan infernal de chasse d'eau.
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La moisissure a envahi les parois, et je vais arrêter là cette métaphore peu ragoutante – du reste, l'inventive toponymie touristique a préféré baptiser cette Charybde tropicale “Garganta del Diablo1”.

1 Garganta del Diablo = Gorge du Diable

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Et il faut avouer que côté gorge, on a plutôt le souffle coupé ! Laissons de côté les superlatifs stupéfiés, quelques chiffres donneront mieux la mesure de cette diablerie : 150 mètres de large, 90 de haut, 700 de long.
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C'est un immense amphithéâtre empli de bruit et de fureur, à l'extrémité duquel se concentre toute la puissance frontale du fleuve. Juchée sur le rebord du ravin, le belvédère est bondé de badauds ébaubis.
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La frêle plate-forme offre un face-à-face unique avec cette matérialisation spectaculaire et magistrale du principe le plus puissant de la Physique : la pesanteur.
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En contemplant ces milliers de litres dévaler chaque seconde la parois invisible, on comprend mieux l'étymologie guaranie du terme Iguazú : “Grandes Eaux” – Versailles peut aller se rhabiller !
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Cette prise de vue ne vous rappelle rien ? Allons... Fouillez dans votre mémoire cinématographique... C'est ici très exactement que dégringole le jésuite crucifié au début du film “Mission” {1986}.
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C'est ici aussi, soit dit en passant, qu'a sombré une barque remplie de touristes en 1938, du temps où, faute de passerelles, la visite des chutes s'effectuait en cabotant au bord du gouffre !
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De nos jours, la sécurité a été optimisée, mais les moins téméraires pourront regretter que la balustrade ne soit pas plus élevée, et qu'à travers le plancher à claire-voie on ait une vue imprenable sur le vide.
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Ceci étant, cette photo prise en plongée gomme toute perspective, et juxtapose les trois temps de la chute à la manière d'une stroboscopie, en un raccourcis saisissant.
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Sous nos pieds, le débit est d'ailleurs moindre, les chutes sont plus fluettes ; la force du courant, atténuée par le détour, est moins érosive et charrie moins de terre : l'eau est cristalline.
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Fidèle à lui-même, Nico mitraille chaque gouttelette de chaque filet, tandis que je m'efforce de maintenir un cordon sanitaire autour de l'artiste en contenant des cataractes de touristes.
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Un dernier zoom, pour la route ; on aperçoit, de l'autre côté du vaste fer-à-cheval, la rive brésilienne et son affreuse tour panoramique. La vue d'ensemble y est, paraît-il, phénoménale...
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13h00. Nous faisons un break, place “Dos Hermanas”, pour grignoter un sandwich. Une petite bestiole s'approche gauchement, et guette les miettes patiemment, la truffe quémandeuse.
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Rodant sournoisement autour des tables de pique-nique, le Coatí est moins sympathique qu'il n'en a l'air, et son ombre lupine en dit long sur les mauvaises intentions de ce rustre ;
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les coatíes ont appris, comme leur cousin le raton-laveur, à s'adapter aux hommes, et ils descendent fréquemment de leurs arbres pour traquer les déchets. Souvent agressifs, mieux vaut planquer son lomito1 !

1 Le lomito est le sandwich national argentin, généralement constitué d'un gros pain brioché, enduit de mayonnaise, garni d'une escalope pannée encadrée de deux tranches de jambon ; quelques rondelles de tomate, une feuille de salade, pour faire bonne mesure. Difficilement pilotable. Facilement indigeste.

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Plus farouche, un escadron d'urracas multiplie les piqués sur des boulettes de mie providentielles, remontant à tire-d'aile dans les feuillages à la première velléité du photographe de s'approcher.
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Sous le couvert du taillis, un cuis espiègle semble attendre patiemment son heure, abîmé dans une attente digne d'un sphinx.
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Plus joueuse, volontiers coquine, une mygale gambade gaiement sur les graviers – et n'apprécierait sans doute que moyennement qu'on lui marche dessus, fut-ce par mégarde.
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Rassasiés, nous empruntons le Paseo Superior, qui se faufile dans un salmigondis d'îlots luxuriants. Nous avons beau être sous les tropiques, nous supportons parkas et polaires !
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A la faveur d'une coupée, un point de vue s'ouvre sur le baroque Hotel Tropical das Cataratas, là-bas sur le plateau brésilien. Pour un peu, on ne ferait pas gaffe que le placide río s'interrompt brusquement à quelques mètres...
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Oubliant toute retenue, il sort de son hypocrite apathie et vide son sac dans un précipice vertigineux que surplombe l'avancée en porte-à-faux où nous nous cramponnons –
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puis il s'en va rebondir sur un toboggan cabossé, à hauteur de la passerelle inférieure – le Salto Bossetti rejoint finalement le cours inférieur du Río Iguazú.
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Et tout le long du front de lave solidifiée, une succession de cascades dévale pareillement du plateau basaltique en se jouant de la végétation exubérante. L'administration du parc a recensé pas moins de 275 saltos !
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Il faut tout de même avouer qu'en certains endroits la confusion est telle que ce décompte pharaonique doit laisser une grande place à l'imagination. Le moindre bloc de roche démultiplie les chenaux !
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Tandis que nous rebroussons chemin et embrayons vers le Paseo Inferior, une lucarne s'ouvre dans les frondaisons, offrant une perspective sur le Salto Bossetti et ses voisins immédiats.
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Un peu plus loin, avant d'amorcer la descente de la falaise, une nouvelle fenêtre laisse deviner le point de fuite nébuleux de la Garganta del Diablo, au bout du bras principal du Río Iguazú.
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Notre Paseo, lui, remonte le cours du bras secondaire, et revient vers le front de chutes que nous venons de quitter, tandis que sur la rive opposée se dresse le rempart inexpugnable de l'île San Martín.
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A mi-pente, un lacet vient frôler le Bossetti, permettant aux cinéphiles de jauger l'exploit de De Niro et de ses acolytes, qui, toujours dans l'inoubliable “Mission”, escaladent audacieusement la paroi.
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A l'autre extrémité de l'arc de cercle, ce salto libérant un volume colossal d'énergie hydraulique a été inévitablement baptisé du nom du non moins bouillonnant Libertador San Martín.
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Des excursions nautiques proposent aux amateurs de jacuzzis un petit tour sous le brumisateur. L'expérience est bien tentante, encore qu'il faille prévoir kaways et sacs en plastiques, ce qui n'est pas notre cas.
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Nous nous rabattons donc sur le bac, qui procure certes des sensations moins fortes mais permet d'accéder à l'île San Martín afin d'aller chatouiller de plus près les moustaches de l'illustre Don José –
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lesquelles moustaches ne parviennent pas à dissimuler le gargouillement épileptique particulièrement écumeux qui coule aux commissures flétries du vieux général {sauf le respect que nous lui devons}.
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Le jabot de mousseline garnissant l'encolure de son uniforme pourrait tout aussi bien évoquer des œufs montés en neige, un champagne sabré sauvagement, ou encore {tant qu'on y est} une cascade.
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Et si l'on considère le sfumato du geyser, le troublant chiaroscuro et l'arrière-plan évanescent {où se figent de diamantins filets d'eau}, on jurerait quelque tableau fantomatique d'un Symboliste allemand.
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De l'autre côté de l'île, des oiseaux de malheur survolent en cercles resserrés la Garganta del Diablo, sachant pertinemment que le cadre est très prisé des romantiques désespérés.
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Sinon, pour les romantiques bucoliques, les pontons brésiliens, intégrant discrètement le paysage, offrent une confrontation extatique avec les cataractes. Nous nous sommes promis d'aller vérifier, dès demain !
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Pour l'heure, en aval du cataclysme aquatique, le Río Iguazú poursuit son cours en catimini, et s'en va confluer avec le Paraná à 23km d'ici. Nous lui emboîtons aussitôt le pas, direction le Brésil !
Le périple « La Quête du Maté » n'est pas terminé ; poursuivez l'aventure !

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