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“Bestiaire de l'eau qui brille”

Ce carnet de voyage fait partie d'un périple plus vaste. Reprenez-le depuis le début ! C'est ici : « La Quête du Maté ».
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« Gare au risque de tonneaux ». Il est 2 heures du matin, et cela fait trois heures que nous dérapons sur un grand ruban de boue, les nerfs en pelote. La route 40, province de Corrientes, est souvent inondée, et à peu près impraticable. Quelle galère !
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Et lorsqu'enfin nous atteignons Colonia Carlos Pellegrini, c'est pour constater que l'hospedaje où nous avons réservé est aussi accueillant qu'une prison.
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Le lendemain. Avant de reprendre le volant, un dépoussiérage sommaire s'impose pour éviter d'emplafonner une vache au premier carrefour : les vitres latérales sont tartinées d'une purée opaque. La pire route que nous ayons jamais prise.
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Colonia Carlos Pellegrini, perdue à 120 bornes de tout autre village, est un quadrillage de parcelles clairsemées, ponctuées d'un bâti rustique, reconverti ici et là en posadas touristiques.
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L'intérêt majeur de cette “Colonie Ecologique Touristique”, selon la terminologie officielle, est sa proximité avec la Laguna Iberá, dont ce ponton traverse un lobe.
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Il permet l'accès à la Réserve Naturelle Provinciale “Esteros del Iberá”, l'un des plus grands parcs naturels argentins avec son million d'hectares, conservatoire exceptionnel d'une variante marécageuse du “chaco húmedo”.
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Et, par un improbable voyage dans le temps et l'espace, nous atterrissons au pays des Moumines1 ! Ces bestioles placides et peu farouches n'ont cependant rien de trolls : il s'agit de carpinchos.

1 Pour ceux, nombreux je pense, qui n'ont pas eu comme moi le privilège d'étudier les aventures des Moumines en classe de CE1, il faut savoir que les Moumines sont une saga enfantine finlandaise très amusante, best-seller et icône nationale, dont la renommée outre-Baltique équivaut largement à celle d'Astérix en France {dans un tout autre genre}. Je vous invite à apprécier la similitude de ces carpinchos avec les membres de la famille Moumine en visitant leur site officiel : www.moomin.fi.

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Faisons plus ample connaissance avec ce drôle de mammifère : son petit air de ressemblance avec le ragondin le classe dans la catégorie des rongeurs, dont il est le taxon le plus grand et le plus lourd.
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Il prolifère en Amérique Latine, sous une litanie de terminologies différentes : capybara en Bolivie, capivara au Brésil, cabiaï en Guyane, ronsoco au Pérou, chigüiro en Colombie, carpincho en Argentine, etc. — à l'occasion : sphinx ?
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Ses pattes, légèrement palmées, font de ce gros pépère un nageur remarquable. Sur terre, malgré sa gaucherie, la moindre frayeur lui donne des ailes et il détale comme une flèche.
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Sur l'arête de son long museau, le mâle est doté d'une glande olfactive, bien visible sur cette photo, qui lui permet de marquer son territoire en badigeonnant ici et là le liquide qu'elle sécrète.
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Dans l'enceinte du parc, le carpincho est une espèce protégée. Mais généralement, cet inoffensif herbivore est chassé pour sa chair, semblable à celle du porc, et pour sa peau, appréciée en maroquinerie.
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Dotés d'un rare sens communautaire, on voit régulièrement une seule femelle s'occuper de la progéniture de toute la tribu, pendant que... – Désolé, au temps pour moi, plus de photo en stock, meublons avec un bel ipacaá !
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Au rayon des oiseaux, ce ne sont d'ailleurs pas les sujets qui manquent, au premier rang desquels {par leur nombre et leur raffut} voici le sempiternel tero.
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Et ces petits sans-culottes avec leur bonnet phrygien vissé sur la tête, qui se querellent autour de la gamelle, luttant pour la Prise de la Basse-cour, sont dénommés cardenales {cardinaux} – je préférais sans-culottes...
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Nous badaudons à présent sur le “Sentier des Singes”, mais les hurleurs1 sont cois. Non moins intéressant, cet arbre déraciné qui, assailli par son compère {à gauche}, s'accroche à la vie par l'intermédiaire d'une de ses propres branches devenue tronc {au centre} !

1 Il s’agit du “singe hurleur” {mono aullador en espagnol}, également connu sous le nom de carayá. Très répandu en Amérique du sud, il n’est pas toujours visible – mais son cri étonnamment puissant, car- rément effrayant, ne passe jamais inaperçu.

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Quittant cet échantillon de selva, nous nous avançons à découvert au-dessus d'une tourbe spongieuse, attentifs à ne pas déraper sur les planchettes vermoulues qui conduisent à l'embarcadère.
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Et nous voici embarqués pour une petite croisière de trois heures sur la Laguna Iberá, un safari nautique dont nous espérons bien qu'il sera plus fructueux que la balade des chimpanzés.
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Il fait frisquet, un vent incisif vous saisit dans le canot, s'immisçant sous les pans de nos imperméables d'empreint : difficile d'imaginer qu'en janvier, au cœur de l'été, les températures avoisinent quotidiennement les 45°C !
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L'Iberá est l'une des infimes dépressions {3 mètres maximum de profondeur} qui inondent en maintes lagunes les plainissimes Esteros, et dont les eaux sont drainées nonchalamment vers le Paraná et l'Uruguay.
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Même lorsque le ciel est d'une morne opacité et refuse obstinément de laisser filtrer le moindre rayon de soleil, les eaux de l'Iberá ne démentent pas leur étymologie guaranie et « brillent » vivement.
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Refaisant surface après quelques longues minutes d'apnée, ce carpincho croise indolemment au large, dans son milieu de prédilection qui est tout à la fois refuge contre les prédateurs et lieu de ses ébats amoureux ;
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c'est aussi le garde-manger idéal, et notre compère se délecte ostensiblement de quelques pousses aquatiques, quand ça n'est pas d'écorce, comme son cousin le castor, ou de ses propres excréments.
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Revenons à des considérations plus poétiques : cet hydrocleis nymphoides, nénuphar tropical plus communément appelé coquelicot d'eau, tapisse joliment les berges des étangs,...
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...et dissimule adéquatement certains spécimens amphibies plus ou moins désirables, qui s'approchent en douce de notre esquif, à quelques centimètres de notre bastingage ma foi bien chétif,...
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...et s'éclipsent furtivement au moindre remous, plus effrayés que nous {on ressort les classiques arguments pour se rassurer, selon lesquels les petites bêtes sont toujours terrorisées par les plus grosses} ;
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{réflexion faite, sans remettre en doute la précédente théorie, je me demande si, d'un certain point de vue, la grosse bêbête de trois mètres de long est vraiment intimidée par notre mètre quatre-vingt ?}.
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Plus immobiles sur leur pelouse que des nains de jardins, ces deux reptiles hilares illustrent les deux espèces de yacarés présentes dans le Parc : le Noir et le Camus. Ou est-ce l'inverse ?
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Dur de s'y retrouver, d'une espèce à l'autre, car – évidemment – c'est caïman la même chose {...}. Seules varient la taille de la mâchoire {camuse pour l'un} et certaines nuances dans les reflets de la peau {noires pour l'autre}.
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Carnivore, dégustant aussi bien mollusques que petits de carpincho, le yacaré est un superprédateur {nonobstant l'Homme et son faible pour la maroquinerie}, mais sa progéniture fait en revanche le régal des rapaces.
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Autre proie potentielle du redoutable crocodilien, la chajá, ou kamichi à collier, est un parent de l'oie et du cygne. Notre sujet, bouffi d'orgueil, semble particulièrement courroucé.
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Moins évident à photographier, car froussard invétéré, un ciervo de los pantanos s'aventure hors des broussailles. Espèce menacée, il a été bombardé “Monument National”.
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Les pattes engourdies par deux heures d'affût, nous accueillons avec joie cette escale impromptue et prenons pied sur un embalsado, îlot de débris organiques et de plantes aquatiques agglutinés ;
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nous testons précautionneusement la résistance de cette moquette spongieuse qui dérive imperceptiblement et s'enfonce doucement sous notre poids ; épaisseur maximale : 1 mètre. Et en-dessous : l'eau.
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Ensuite de quoi, nous réintégrons le canot non sans une certaine satisfaction, car cette séance de trampoline parmi les caïmans n'était pas précisément relaxante.
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Mais après le dîner, nous repartons derechef pour une deuxième tournée, car c'est à la nuit tombée que les marais se convertissent en un féroce champ de bataille – yacarés et yaguaretés passent à table.
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Deux heures durant, nous traquons les reflets furtifs des yeux des caïmans, sans parvenir à voir davantage que le bout de la queue de cet unique exemplaire. De cerf ou de jaguar, nulle trace.
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Le lendemain matin. Vaguement dégoûtés par cet échec cuisant, et franchement écœurés de passer des heures à tanguer sur la lagune, nous changeons de programme et optons pour la terre ferme.
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Quant au moyen de locomotion, une bonne selle recouverte d'une moelleuse peau de mouton est plus agréable qu'un banc de galérien ! María, loquace et enjouée, nous entraîne pour une petite cabalgata
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Palmier emblématique du chaco húmedo, le caranday est très appréciés des caranchos, qui choisissent le confort du pompon principal pour nidifier.
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Mort, le caranday offre également un remarquable perchoir pour carancho mégalomane – à mois que ce falconidé paresseux, invétéré charognard, traque quelque cuis cuit.
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Nul complexe de supériorité de la part de cette chajá, elle accomplit tout bonnement son tour de garde, et déjà donne l'alerte de son cri strident qui lui a valu son nom de chajá : « fuyons ! », en Guarani.
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L'objet du branle-bas de combat général n'est autre que notre compagnon Gaucho, un molosse jovial et cabotin qui furète à la recherche d'un mauvais coup...
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Levant le mufle de son assiette, une “criolla1” nous dévisage : fruit de nombreux croisements plus ou moins anarchiques, cette race bovine aléatoirement bariolée n'est pas vraiment gâtée par la nature...

1 Criolla = créole ; c’est sous ce nom que l’on désigne certaines espèces domestiques {bovine et chevaline notamment} dont l’origine européenne a été brouillée par des croisements successifs.

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« Quoi, mon mufle ? Qu'est-ce qu'il a mon mufle ? Il ne te revient pas ? Suis pas d'humeur à faire la vache qui rit, compris ? ». N'étaient les aboiements du fidèle Gaucho, nous aurions pu finir en rumine-gum...
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En fin de matinée, nous quittons Colonia Carlos Pellegrini et les Esteros del Iberá, empruntant le tronçon sud de la RP 40, mieux consolidé qu'en sa partie nord. Le paysage des llanos défile avec une platitude imperturbable.
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« Hep, vous, là ! Attendez ! Deux secondes ! Vous alliez partir sans nous prendre en photo ! Grossière erreur... D'autant plus que, pour des ñandús, on sait faire un truc incroyable, vous voulez voir ?
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Vas-y, Gérard, fais-leur voir ! – Non, t'exagères, j'ai pas envie, là... – Allez, s'il te plaît, te fais pas prier, il est terrible ton truc en plume ! – Tu peux pas me foutre la paix, un peu ? – Gérard : ton public s'impatiente !
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– Bon, ok, c'est bon, mais je le ferai pas deux fois. Hop-là. Voilà. Satisfaits ? – Trop fort, Gégé, t'es l'meilleur ! Z'avez vu, un peu, comment il fait trop bien la chamuche : l'autruche à deux bosses ! Quel talent, Gégé... ».
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Des fois, ça ne tourne pas très rond, au pays des ñandús ... Ou sont-ce nos propres cervelles qui moulinent trop ?... Allez savoir.
Le périple « La Quête du Maté » n'est pas terminé ; poursuivez l'aventure !

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