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“Moai dans l'écume, gorille dans la bruine”

Ce carnet de voyage fait partie d'un périple plus vaste. Reprenez-le depuis le début ! C'est ici : « La Quête du Maté ».
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Sitôt quitté La Chacra, le temps s'embellit et le mercure s'emballe brusquement, si bien que nous apprécions de prendre le frais au Salto Berrondo, un avant-goût de ce qui nous attend aux Saltos du Moconá.
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D'ici là, il reste un petit bout de chemin à faire. Nous passons par Oberá, dont l'entrée offre un condensé du paysage historique et routier de l'Argentine : Evita, et le constructeur de la mythique R12 !
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Tiens, quand on parle du loup : en voici une pimpante qui déboule sur le bitume rougeâtre, à hauteur d'un lieu-dit propitiatoire – pourtant, le “progrès” semble s'être arrêté aux portes des Missions...
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A voir la signalisation routière, on croirait que la R12 est la figure de proue de l'avant-garde automobile... Ce panneau aurait-il été oublié ici au siècle dernier ?
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Pensez-vous ! Nous avons croisé, dépassé, doublé, évité, embouti {pas loin} un nombre consternant d'engins à propulsion bovine, qui fréquentent terre battue et macadam en se moquant des interdictions.
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La campagne environnante est d'ailleurs du même acabit que les véhicules rencontrés : masures chétives et granges de guingois sont légion.
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A l'ombre de ces vétustes séchoirs à tabac, des machines agricoles d'un autre âge renforcent l'impression générale de désuétude, sensation triviale mais bien réelle que le temps s'est immobilisé il y a un siècle.
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Il n'y a guère que les églises évangéliques qui affichent une propreté de bon aloi – mais la construction reste rustique, d'inspiration résolument est-européenne.
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Pour le reste, le décor est constitué par un relief ondoyant ponctué d'une forêt tropicale désormais sporadique, assaillie ici et là par bananeraies et champs de tabac.
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Et partout, l'indécrottable sol latéritique, terreau ferrugineux de toute la province, qui affleure sous chaque brin d'herbe, recouvre chaque sentier, saupoudre jusqu'aux routes asphaltées,...
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...et teinte rivières et fleuves d'une nuance cuivrée, tel le Río Uruguay que nous venons d'atteindre, et qui, de ses méandres hésitants, délimite les confins argentins et brésiliens.
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Peu après El Soberbio, un champ de courses retient notre curiosité. La physionomie des autochtones dénote les ascendances polonaises, ukrainiennes, scandinaves ou allemandes des colons des Missions.
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Le duel s'achève avec les dernières lueurs du crépuscules, et le vainqueur parade sous les acclamations ; quant à nous, nous rallions La Bonita, notre nouvelle étape.
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Quelques photos d'intérieur illustrent l'inspiration aborigène de cette charmante posada – un dîner aux saveurs non moins exotiques nous comble d'aise.
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Nous jetons le peu de forces qu'il nous reste dans une partie endiablée de Scrabble en Espagnol ; triomphant, je pose « yerba », Nico est maté, nous arrêtons là – la Quilmes nous a achevés.
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Le petit matin nous réveille sous la forme d'un courant d'air frais qui émane de la selva – la porte est restée ouverte et on croirait notre cabane perchée dans la canopée.
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Mais il n'en est rien – le terrain de La Bonita jouxte la Réserve de Biosphère Yabotí, et les gîtes ont été bâtis à la lisière de la forêt, en encorbellement sur le ravin limitrophe ;
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il suffit de faire le tour du propriétaire pour s'en convaincre : sitôt quitté le pâturage, on s'aventure dans un inextricable fouillis végétal, que la galerie de notre cabane domine de ses frêles pilotis.
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Et pour ceux qui ne verraient pas la différence avec les sous-bois de Fontainebleau, je les inviterais volontiers à ne pas chercher la petite bête. Ni les grosses {il y en a – le yaguarete rode...}.
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Pour rester dans le ton, confiture de fourmis et gelée de lombrics sont au menu du petit-déjeuner – à moins que j'aie mal compris ; cette tartine a plutôt le goût de groseille...
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Une fois la table débarrassée, la gérante {fille de colons allemands venus du Brésil} nous fait miroiter les Saltos del Moconá à travers une série de vieux clichés fanés ;
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situées sur le Río Uruguay, ces chutes ont la particularité unique au monde d'être longitudinales : une grande faille géologique fend le fleuve dans sa longueur, créant une rigole cyclopéenne de 2 km de long !
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Il n'en faut pas plus pour nous appâter {d'autant plus qu'on est un peu venu pour ça, avouons-le}, et nous filons sur les pistes purpurines, bordées de sapins de Noël parasitaires.
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Une demi-heure plus tard, nous voguons sur l'Uruguay à bord du zodiac de Miguel – le bolide a démarré sur les chapeaux de roue, mieux vaut cramponner le sien !
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De part et d'autre du fleuve, la végétation est dense, et sa virginité est sensée être protégée des voraces déforestateurs dans l'enceinte du Parc Provincial Moconá ;
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mais ça et là, la selva a été violée par des poignées de colons, qui y ont bâti quelques malheureuses bicoques à la faveur d'un déboisement sauvage.
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Après une petite heure de navigation, le rideau d'arbres s'interrompt sur la berge argentine, dévoilant un chaos rocheux de quelques mètres de haut, sujet à une infiltration intempestive ;
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à mesure que la hauteur de ce rempart volcanique croît sensiblement, l'infiltration devient torrentielle, les fuites engendrent des voies d'eau diluviennes : nous sommes au cœur des Saltos !
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Le cours inférieur de l'Uruguay se rétrécit, et s'étrangle progressivement jusqu'à terminer en entonnoir : on distingue tout au fond le cul de sac infranchissable où se referme la faille, dont la profondeur atteint sous notre barque les 120 mètres !
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Entre-temps, les chutes se sont copieusement étoffées, formant désormais un rideau continu de trombes écumeuses qui déversent imperturbablement de furieuses quantités d'eau.
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De cette courtine cotonneuse saille de loin en loin la tranchante arête d'un bloc granitique, tel cet incroyable profil de jais, ciselé par une érosion malicieuse, qu'on jurerait débarqué de l'Île de Pâque !
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Le spectacle n'est pas toujours aussi grandiose, tributaire du régime fluctuant de l'Uruguay : pour peu qu'il soit en crue, et les chutes sont englouties. A l'inverse, il arrive qu'elles dévoilent 15 mètres de dénivelé !
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Maniant leur engin avec agilité, les pilotes n'hésitent pas à frôler les cataractes au plus près, tenant leur volant d'une main et photographiant leurs clients de l'autre.
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Au bout d'une demi-heure de circonvolutions acrobatique, nous rebroussons chemin et reprenons pied sur la terre ferme, un peu sonnés d'avoir encaissé le ballottage incessant du zodiac.
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Avant de reprendre la voiture, Nico s'attarde patiemment à photographier ce minuscule papillon, qui furète autour des flaques d'eau avec des dizaines de ses semblables.
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Et puis nous rentrons à La Bonita, et là, sur le bord de la route : que ne voyons-nous pas de nos yeux incrédules ? une plantation de matéiers ! nous tenons notre arbuste ! Freine, Nico ! Freine donc !
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L'estomac a ses raisons que la conscience professionnelle ignore : nous passons outre la yerba, remettant à plus tard une investigation approfondie, anxieux de déjeuner. Exquise salade de fruits en dessert.
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En guise de balade digestive, nous pénétrons dans la réserve de biosphère Yabotí, jusqu'à atteindre une monumentale cascade. Pendant que je teste le confort des transats,...
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....Nico se jette à l'eau pour vérifier la flottaison du matériel nautique ; bien calé dans une grosse chambre à air, il dérive sur l'étang, très impressionné par le faciès de gorille de la paroi.
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Pendant ce temps, une chimère tchernobylienne, croisement mythologique entre un mille-pattes préhistorique et un sapin de Noël psychédélique, a entrepris de me déloger de ma chaise-longue. J'abdique.
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Nous délaissons ce rivage inhospitalier pour nous aventurer dans la selva, préférant affronter quelque félin en peluche, ou un boa en plumes synthétiques, plutôt que la chenille transgénique.
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Une petite promenade sans anicroches {pas d'accroc aux crocs d'animaux moches}, une petite centaine de mètres de dénivelé, un petit ruisseau qui serpente petitement, on s'approche un petit peu...
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Ouch ! Petite frayeur... et minuscules transats tout en bas du promontoire. Dommage qu'on n'ait pas trimbalé les bouées jusqu'ici, sans ça Nico se serait fait un plaisir de tester le toboggan.
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Mais allons, ne restons pas là à tenter le diable : le ciel s'obscurcit, les nuées s'assemblent, l'orage menace. De retour à notre cabane, nous assistons aux prémices de la tempête depuis le balcon.
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Lorsque le vent et la pluie deviennent trop virulents, nous nous réfugions à l'intérieur, mais une coupure d'électricité nous prive de loupiote. Hommage forcé à Georges de la Tour.
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Lendemains détrempés : il a plu toute la nuit, et la ciel s'égoutte encore lorsque nous plions bagages et quittons La Bonita. La piste de terre consolidée s'est transformée en pataugeoire.
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C'est affreusement salissant ! Même les moins délicats s'efforcent de trouver refuge hors de la bouillasse. Il faut dire que sur notre passage ce ne sont que jaillissures, éclaboussures et giclures.
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Du brouillard émerge bientôt un groupe de cahutes fantomatiques : ce sont les premières habitations de l'Aldea guaranie Jejy, une des nombreuses communautés indigènes éparpillées dans les Missions.
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A peine avons-nous éteint le moteur qu'un petit bonhomme affable vient nous saluer, et nous invite à venir faire le tour de sa chaumière. Toute la famille rapplique aussitôt, sur le pied de guerre ;
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c'est que le visiteur est un client potentiel : business is business, on sort babioles et colifichets, artisanat et tourisme sont les mamelles de la pitance ! Nous acquérons un ravissant tapir en bois.
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Réchappés du guet-apens mercantile, nous gagnons le cœur de cette agglomération clairsemée, le hameau de Pindopote, où un guide s'offre à nous faire découvrir les alentours.
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Nous faisons la connaissance de la mascotte du village, un splendide toucan, pas craintif, qui se laisse admirer et complimenter : quel oiseau magnifique ! quelle beauté ! quel raffinement ! quelle noblesse ! quel...
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« Eh ! Raymonde ! Quand t'auras fini de t'pavaner, tu m'diras où qu't'as foutu les clefs d'la R12, faut qu'j'aille à la copé, j'ai fini le dernier cubi d'Tirebouchtrou, ya p'us r'en à boire dans c'teuh baraque ! »
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Sur ces entrefaites, nous pénétrons dans la forêt, pourvoyeuse de matériaux de construction, de gibier, de plantes médicinales et d'attractions touristiques, telle cette “échelle de singes”, monstrueuse liane pétrifiée.
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On y glane aussi l'inéluctable yerba mate, dont les Guaranis sont les consommateurs primitifs ; à cette différence près que l'arbuste est ici à l'état sauvage, et mesure plusieurs mètres de haut !
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Quand je vous le disais qu'ils sont rodés, avec les touristes : nous empruntons à présent le “sentier des pièges”, un musée interactif dont les pièces jalonnent un parcours d'une centaine de mètres.
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Cette cage qui vient de se rabattre brutalement sert à la capture d'oiseaux, vifs ; chaque famille guaranie possède des dizaines d'attrapoires de la sorte, qu'elle dissémine dans le moindre taillis.
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Notre guide se fait un plaisir d'armer puis de déclencher chacun de ces petits bijoux d'ingéniosité et de précision ; une pichenette dans cette fragile imbrication de brindilles a des conséquences fulgurantes –
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ce mécanisme-ci actionne un perfide trébuchet dont le lacet choppe la bestiole par la patte, et l'envoi d'un Ko Ushi Gari magistral bouler sur le tatami : Yuko ! Matté ! {rien à voir avec la yerba}
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D'autres bestioles s'en tirent à moins bon compte, pour peu que le chasseur soit ceinture noire de Mecano : car cette construction en apparence bancale et chétive est d'une dialectique...
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...assommante : l'argument principal, contrarié par une tension antithétique, s'abat dogmatiquement sur la nuque du catéchumène, lui assenant la seule et unique vérité téléologique : la vie est une succession d'imprévus.
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Et pour ceux qui ont la tête dure, les sceptiques endurcis, on emploie les grands moyens : un bon coup de scolastique, et puis lavage de cervelle {ce qu'il en reste} à la première averse.
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Toute la Création y passe : du cuistre cuis, pour l'un, au félin pour l'autre, en passant par les tapirs paissant, chaque trublion trouve tapette à sa taille. Notre jeune giboyeur jauge le cubage de l'engin pour jaguar.
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Plus raffiné, ce faisceau rempli de terre, dont le sommet renferme une délicieuse friandise, est fiché sur un terrier : le gourmand locataire des lieux finira enterré vivant dans la nasse1.

1 Pour ceux que la technique passionne, voici un complément d'explication : lorsque l'animal sort de son terrier, attiré par la friandise, il creuse le cylindre de terre qui se trouve au-dessus de lui et qui le sépare de la pâture ; à mesure qu'il remonte dans le faisceau, il rejette la terre derrière lui et condamne ainsi toute possibilité de revenir sur ses pas à reculons, et l'étroitesse du piège ne lui permet pas non plus de faire demi-tour pour creuser en sens inverse. Il reste donc prisonnier.

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La visite s'achève sur un dernier piège : dans une petite clairière boueuse, des stands ont été aménagés, et tout le village accourt pour étaler sa came ! Acculés, nous payons notre rançon.
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Nous larguons les amarres sans demander notre reste, et tentons une traversée de la Réserve Yabotí par une piste réputée difficile, en plein cœur de la selva, qui présente le mérite d'être un raccourci.
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Hélas, elle se révèle vite complétement impraticable : l'orage a liquéfié le terrain, achevé de transformer les ornières en tranchées, et des branchages arrachés entravent la progression.
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Lorsque nous décidons de renoncer, il est déjà trop tard : nous avons arraché je-ne-sais quel câble sous la bagnole, beau travail ! Étape technique à San Vicente.
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Par une belle nationale joliment asphaltée {c'est agréable aussi, de temps en temps, une route bien lisse}, notre déviation nous amène finalement à San Pedro, bourgade de colons peu reluisante.
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Puis, brusquement, le macadam s'interrompt, cédant derechef la place à la terre battue, et c'est le grand retour du char à bœufs ! Notre charrette à nous, elle, a revêtu sa tenue de camouflage.
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Croiriez-vous que ces véhicules d'une autre ère soient l'apanage de vieilles gens un rien passéistes ? Que nenni ! Regardez-moi ces deux là, qui s'en vont faire la bringue à San Pedro !
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Mais en-dehors du chef-lieu de canton, l'habitat n'en reste pas moins très rudimentaire, cabanons séculaires dépourvus de toutes commodités modernes – guère mieux que les baraques guaranies.
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C'est dans ce quart nord-est de la province que l'on se rend peut-être le mieux compte du recul de la forêt vierge : non seulement est-elle largement rognée par les cultures {ici, des théiers},...
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...mais, pire, là où la selva est sensée être protégée dans l'enceinte de quelque parc provincial {ici, Cruce Caballero}, des légions de sapins européens investissent le territoire du cèdre missionnaire.
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Implanté par les colons, puis disséminé aux quatre vents, le sapin alimente une industrie du bois florissante, qui phagocyte hardi-les-miens la selva, dont il ne reste plus aujourd'hui que 35% de la superficie originelle.
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De loin en loin, silhouette altière de torero coiffée de la montera, le pin Paraná solitaire et hautain toise ses congénères lilliputiens, leur sachant mauvais gré de le concurrencer dans l'arène.
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18h00. Le crépuscule amorce sa tranquille conquête de l'horizon, et le contre-jour aveuglant gomme progressivement le paysage, effaçant clairières et champs, confondant espèces et genres ;
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bientôt ne subsiste plus que la crinière ébouriffée de quelques bosquets, illusion de canopée primitive, un petit miracle de pyrotechnie qui restitue quelques minutes toute la sauvage beauté des Missions d'antan.
Le périple « La Quête du Maté » n'est pas terminé ; poursuivez l'aventure !

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