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“Hans et la Cacahuèterie”

Ce carnet de voyage fait partie d'un périple plus vaste. Reprenez-le depuis le début ! C'est ici : « Contes et déconvenues du Chaco (et d'ailleurs) ».
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« – Karlsruhe 16 km ?? M'enfin ? J'ai dormi tant que ça ? On a passé le Rhin ? C'est quoi cette pléthore de bleds teutons ? C'est déjà fini le Chaco ? Je croyais que c'était que de la cambrousse jusqu'à Asunción ? ».
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Force est de constater que la cambrousse infinie a bel et bien accouché d'une véritable conurbation, dont les mystiques et troublants propylées1 nous souhaitent la bienvenue chez les Mennonites.

1 Ce monument représente les quatre piliers de la société mennonite : la foi, la vie chrétienne, le travail et la solidarité. Certains esprits chagrins ont paraît-il regretté que le crucifix central semble s'incliner devant le visiteur, et non l'inverse.

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Vents de sable et canicule escortent le visiteur dans les rues de Filadelfia, capitale du désert. Manqueraient juste quelques cow-boys, et l'on se croirait débarqués au Far-West1.

1 Ce qui n'est pas faux, puisque le Chaco est bien cette terre inconnue et vierge située loin à l'ouest du Paraguay historique. El Lejano Oeste chaqueño.

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Les plaques de rue toutefois ont décidément des consonances bien exotiques, et le bedonnant vainqueur de Tannenberg a sans doute d'autres qualités que celles d'un gaucho1.

1 La qualité première du Maréchal Hindenburg est, aux yeux des Mennonites, d'avoir facilité durant sa présidence {1925-1934} le refuge sur le sol allemand des Mennonites pourchassés en Russie par les intransigeants bolcheviques.

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Pour en avoir le cœur net, nous poussons la porte d'une librairie, et constatons que la langue de Goethe1 y supplante effectivement celle de Cervantès ! Les prix, cependant, ont trop de zéros pour ne pas être en Guaranis.

1 Toutefois, la langue parlée par les Mennonites est bien différente de l'Allemand contemporain, et de la langue de Goethe aussi, puisqu'il s'agit d'un dérivé du Bas-Allemand tel qu'il était parlé au XVIème siècle, à l'époque où les premiers Mennonites ont fui les territoires germanophones où ils étaient persécutés. D'exil en exil, leur langue maternelle a donc suivi une autre évolution que celle de l'Allemand “métropolitain”.

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Il se fait tard. Nous cherchons notre hôtel, ainsi qu'un garage pour notre fidèle destrier, qui souffre d'un déboîtement du bras de suspension. Repos bien mérité pour tous.
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Le lendemain. Quittant Filadelfia pour sa jumelle Loma Plata, nous y rejoignons Hans, qui durant deux jours décryptera pour nous l'histoire et les mœurs de ses congénères. Nous voilà bien outillés, comme l'est cette carte du Chaco !
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Un monument adjacent rend hommage aux 1231 pionniers, arrivés un beau jour de 1927 avec foi et bagages, ayant quitté leur asile canadien moribond pour coloniser ce que d'aucuns pensaient incolonisable.
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Pour apprécier la mesure du chemin parcouru, nous gagnons le siège de l'omnipotente Coopérative “Chortitzer1 Komitee”, qui régente depuis 1927 les destinées de la colonie : le Saint-des-Saints, dont les hiéroglyphes hermétiques font rempart aux profanes indigènes.

1 Le Chortitzer Komitee emprunte son nom à la colonie mennonite de Chortitzer, en Crimée, dont les Mennonites canadiens immigrés au Paraguay étaient pour beaucoup originaires.

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Catéchumènes dociles, nous écoutons Hans disserter sur l'organisation du prospère kibboutz, égrenant notamment les réalisations sociales : hôpital, lycée, maison de retraite, atelier protégé1.

1 Les talleres protegidos, ateliers protégés, ont vocation à employer les personnes handicapés.

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Puis nous allons sur le terrain, à commencer par la sexagénaire société laitière Trebol, fleuron de l'industrie mennonite, leader national de son secteur et l'une des premières entreprises paraguayennes.
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Il est loin le temps où, dans les années 40, on acheminait le beurre à température ambiante en charrette puis en bateau sur 500 km jusqu'à Asunción ! De nos jours, la flotte frigorifiée Trebol rayonne jusqu'en Bolivie et au Brésil !
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Ce sont quelques 85 millions de litres par an qui sont produits par la firme trilobée : lait, yaourt, beurre, fromage, déclinés en diverses gammes sacrifiant à l'air du temps, du light au discount.
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Dans l'arène de la manutention, les martyrs du travail à la chaîne n'ont pas précisément le teint laiteux des mennonites – les indigènes sont intégrés aux basses tâches de la colonie. Un réel progrès, aux dires de Hans.
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Seconde réussite mennonite : la viande. Cet abattoir1, le plus grand du pays, débite un cent de vaches à l'heure, un spectacle que nous n'avons {hélas} pu photographier, pour des raisons évidentes de... confidentialité.

1 Cet abattoir a été construit en 2002 par la société Frigochorti, filiale de la coopérative Chortitzer Komitee, pour répondre au boom de l'activité bovine. Celle-ci a été développée par les Mennonites avec une certaine audace et beaucoup d'endurance depuis les années 60, à force d'améliorations drastiques de la race bovine pour l'adapter au Chaco aride. Le Chortitzer Komitee est, grâce à ses deux filiales Trebol et Frichorti, leader des produits laitiers et carnés au Paraguay.

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De retour à Filadelfia. La sarabande de carcasses tripes-à-l'air nous ayant mis en appétit, on s'attable autour de brochettes de poulet. Bien sûr que le Coca Cola arrive jusqu'ici – on n'est pas chez les Amish1 !

1 Le courant Amish est né en 1693, en Alsace, de la volonté d'un certain Jakob Amman de rompre avec le courant mennonite dont il était issu, et qu'il jugeait trop... laxiste. Le refus de la modernité prôné par les Amish est également défendu par quelques communautés mennonites de par le monde, mais ça n'est pas du tout le cas de nos présents amis du Chaco !

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Branle-bas de combat ! L'état-major se penche sur la carte des colonies : un patchwork de parcelles rectangulaires en quadrichromie délimite le périmètre des trois colonies1 et de leurs satellites indigènes.Les trois colonies sont : Menno {fondée en 1927}, Fernheim {1930} et Neuland {1947}, centrées respectivement sur les villes de Loma Plata, Filadelfia et Neu-Halbstadt. Elles rassemblent une population de quelques 30.000 habitants.
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Outre les activités laitière et bovine, ces infatigables entrepreneurs ont su exploiter d'autres ressources, notamment le coton, l'essence de palo santo1 et la cacahuète. « Va pour le maní2, Hans, on te suit ! »

1 Le palo santo {ou “bois sacré”} est un arbre de la famille des Zygophyllacées, dont on tire une essence très appréciée en parfumerie : “l'huile de guaiac” {ou guayacol} ; il est aussi utilisé comme encens. C'est par ailleurs un bois très recherché par les artisans menuisiers, qui confectionnent volontiers statuettes et pendentifs – le must étant inévitablement de posséder un maté en palo santo ; si vous êtes sages, nous vous montrerons le nôtre à Asunción…

2 Maní = cacahuète.

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Il était une fois un jeune Guarani-Ñandéva. Recueilli par de miséricordieux Mennonites, il s'échinait dix heures par jour à la Grande Cacahuèterie, balayant avec candeur les abords de la Trappahuète.
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« Mais où filent donc toutes ces cacahuètes ? », se demandait-il souvent en époussetant, rêveur, quelque copeau de cacahuète. Hélas, le Mystère de l'Eschacahuètologie était réservé à de plus nantis que lui...
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Un beau jour, en effet, vint à la Grande Cacahuèterie un groupe de gringos gueulards, qui pénétrèrent dans la fabrique mystérieuse par un immense escalier doré enjambant la Sierra de l'Aconcacaghuète.
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Comme ils en atteignaient le sommet, leurs yeux s'écarquillèrent au spectacle du merveilleux Royaume d'Arauchicanie : à leurs pieds s'étendaient les Vallées Calchaquëtes, à l'horizon éruptait le Cacapotéhuelte.
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Pour les guider dans ce périple enchanteur, le Grand Cacacique Helmuth en personne, chapeauté de sa Charlotte Magique, ne ménageait ni sa salive ni sa peine.
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Bientôt, ils parvinrent aux rives d'une tumultueuse mer intérieure, à l'onde brune. « Le Lac Titi-Cacahuète », précisa le seigneur des lieux ; cependant, un zéphyr intarissable emportait des nuées de mues de cacahuètes.
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« Et voyez cette cascade prodigieuse qui s'en déverse, ajouta-t-il ; ce sont les Chutes de Maníagara ; leur flot déchaîné charrie l'arachide charnue, débarrassée de son enveloppe volatile ».
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Le trio ne laissaient pas de s'extasier devant pareil prodige, et leur ébaubissement rompit toute retenue lorsqu'ils découvrirent que cette machine fabuleuse était l'œuvre d'ingénieux Cordobais, doctes cacahuètologues !
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Ce faisant, ils exploraient toujours plus avant les entrailles de la Grande Cacahuèterie, à la suite du Cacacique chouette qui les conduisait de monts en merveilles jusqu'au laboratoire des destinées cacahuètales.
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Dans cet antre secret s'opérait le Jugement Dernier des cacahuètes, chacune d'entre elles passant sur l'impartiale Balance de la sélection optique, un filet d'air expulsant les condamnées vers l'infernal Tartarhuète.
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Les rescapées dégringolaient ensuite une multitude de toboggans, à une allure prodigieuse, des milliers de petits projectiles violacés défilant au pas de charge sous les yeux ébahis de nos amis !
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Ensuite de quoi, les élues souffraient une ultime épreuve, ô combien redoutable : entraînées sur une onde de plastyx, elles affrontaient le regard impavide d'une armée de lutins maniaques et inflexibles1.

1 Encore un exemple vaguement sordide de l'intégration des indigènes...

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Piochant dans le rebut du genre cacahuète, le Grand Maní-tú exultait, popohuète : « Notre production atteint une qualité supérieure, avec un taux de cacahuètes contrefaites inférieur à 2% ; une prouesse ! ».
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Sortant un peu estourbis de cette fabrique roaldahlesque, nous enchaînons derechef avec une autre réussite de l'industrie mennonite, à plus forte valeur ajoutée que la cacahuète : la sellerie.
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Fichant les armatures de bois sur un tabouret qui tient lieu de chevalet, cet employé rembourre le cadre d'une première épaisseur de cuir, émoussant les arêtes, arrondissant les angles.
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Puis, d'établi en établi, on agrège plusieurs épaisseurs de cuir, travaillées différemment selon les nécessités du confort ou de l'esthétique ; un vrai mille-feuilles aux complexes enchevêtrements.
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Assembler et fixer le tout ne va pas sans quelques difficultés, si l'on en juge par les efforts musclés que déploie ce couseur, au risque de tomber de son cheval d'arçon.
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Trêve d'équilibrisme : l'ambiance générale demeure assez paisible, chacun s'affaire tendrement à sa tâche, et la thermos n'est pas loin pour siroter un petit maté de temps à autres.
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Autre atelier, ¡chloc!, plus féminin : dans un ¡chlambourinement! perpétuel, ¡chlco-chloc!, on ¡chloque! du burin, ¡chloc!, on martèle en ¡chlythme!, une averse métallique marteau-pique les socs – ¡chloc!
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« Hola, ¿cómo andás? » – chling, chling, chling, sans sourciller la fille chlingue que je te chlingue reste concentrée, chling, sur son casse-tête alambiqué, chling, poinçonnant selon les pointillés ;
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nous guettons, fascinés, l'inévitable moment où, par quelque intrus importunée, elle ne manquera pas, déconcentrée, de se retourner les ongles dans un chling changlang mal ajusté.
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De ce martèlement ininterrompu surgit un gaufrage de textures et de feuillages en trompe-l'œil, une composition qui toutefois laisse peu de place à l'imagination : les patrons ont été fidèlement mémorisés –
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la selle une fois terminée est conforme en tous points aux photos contractuelles que le catalogue de la maison propose aux riches estancieros du monde entier.
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La marque tire une manne très substantielle des exportations, à destination notamment des Etats-Unis ; ce modèle-ci en cuir de poisson {sic} est élégamment customisé au nom de son heureux propriétaire texan.
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Quittant à présent Filadefia, nous traversons le secteur indigène de Yalve Sanga, phalanstère régi par l'ASCIM1. Nous ne nous autorisons qu'une seule photo : celle du monument qui signale le tout premier établissement mennonite.

1 ASCIM : Association d'Aide et de Coopération Indigène-Mennonite. Pilotée par les Mennonites, elle définit sa mission comme « la coopération avec les communautés indigènes pour le développement économique et culturel ». Elle se propose de racheter des terrains mennonites, ou appartenant à des estancieros paraguayens, afin de les restituer aux indigènes pour qu'ils s'y sédentarisent et développent un modèle de société semblable à celui des Mennonites {sans toutefois les évangéliser}. Le petit centre urbain de Yalve Sanga est un quadrillage de maisonnettes individuelles ou collectives {pas toujours mixtes}, centrées autour d'une école, d'un dispensaire, de terrains de sport, etc. Ses habitants, tous indigènes, s'auto-administrent démocratiquement {sous l'œil attentif de l'ASCIM} et vivent d'activités agricoles enseignées par leurs voisins mennonites {potager, coton, élevage, etc.}. Une acculturation sur le mode du volontarisme et de la tolérance religieuse. Par ailleurs, la cité-modèle de Yalve Sanga a essaimé dans une grande partie du Chaco, et est aujourd'hui la capitale d'une dizaine de communautés similaires regroupées en une Fédération Régionale Indigène du Chaco Central {la FRICC – quel horrible acronyme !}.

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C'est un crépuscule déjà bien entamé et passablement lugubre qui nous accompagne dans notre dernière étape du jour – non moins sinistre : franchissant un cordon de tranchées en partie comblées,...
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...nous investissons la place de Boquerón, pour y pérégriner parmi les vestiges d'une des batailles les plus emblématiques de la Guerre du Chaco, qui s'y déroula du 7 au 29 septembre 1932.
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Les deux belligérants s'y livrèrent une lutte acharnée pour la possession du fort, pris par les Boliviens en juillet 32 puis assiégé par les Paraguayens jusqu'à la reddition finale des envahisseurs.
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Ce site tragique est aujourd'hui devenu le garant symbolique d'une paix durable entre les deux nations, qui n'ont jamais repris les armes depuis la fin de ce conflit de trois longues années, en 1935.
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Pour soutenir le siège imposé par l'armée de 14.000 hommes du maréchal paraguayen Estigarribia, les 419 soldats boliviens rivalisèrent d'ingéniosité ; en témoigne ce samu'u transformé en tourelle pour franc-tireur !
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Mais l'adversaire principal des assiégés, terrés dans leurs retranchements, fut, plus que les obus : la soif. La seule source potable fut consciencieusement bombardée par les assaillants, et les cadavres boliviens s'y putréfièrent par dizaines.
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Pourtant, à quelques pas de la tuca1 du commandant Marzana, Hans nous révèle que cette tige, comme il y en a tant d'autres ici, émane d'un tubercule gorgé d'eau, la yvy’a, gourde végétale bien connue des indigènes – mais pas des états-majors.

1 Tuca = poste de commandement.

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Tambour battant, Hans nous bouscule déjà vers le musée attenant, inquiété par l'approche de l'heure de fermeture. Nous passons donc en revue rapidement armes et clichés d'époque,...
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...nous attardant notamment sur ces affûts d'un autre âge, qui permettaient de transbahuter l'artillerie légère à dos de baudet, témoins de l'archaïsme de cette guerre.
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Vroooouuumzzzz... !!! En catastrophe, on baisse la tête, prêts à se jeter au sol pour éviter une grêle de balles perdues qui fusent autour de nous. – – – Fausse alerte : rien qu'un innocent colibri, qui vrombit de néon en néon.
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Le geste alerte mais délicat, notre guide s'empare soudainement du malheureux pique-fleur1 égaré dans le dédale du musée, aveuglé et paniqué, butinant hystériquement les obnubilantes tiges de lumière.

1 En castillan, le colibri est baptisé picaflor : “pique-fleur”.

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Reconduit manu militari à son domicile, au faîte d'un cactus, notre oiseau-mouche visiblement sonné nous regarde de ses yeux humides où l'incompréhension se mêle indubitablement à la reconnaissance.
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Puis l'oiseau s'envole dans une vision horrifiée du crépuscule, ensanglanté par les dernières salves du soleil – une plaie béante embrase le spectre d'acier, et son regard toise douloureusement les visiteurs qui s'en vont.
Le périple « Contes et déconvenues du Chaco (et d'ailleurs) » n'est pas terminé ; poursuivez l'aventure !

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