Recherche en cours

“Le chingolo qui veut se faire aussi gros que le zèbre”

1
Pedro galope comme un cabri dans le maquis, tête baissée. Dur de lui emboîter le pas. Qu'on suive ou pas, il s'en moque. C'est pas comme s'il était sensé nous servir de guide... Pedro ! Hé, Pedro ! Rien à faire : le vent étouffe nos appels.
2
Dans le fracas de la Pampa de Achala, les recoins ménagés par les affleurements granitiques sont légion, et notre lapin s'est faufilé on ne sait où... On n'a pas vraiment envie de jouer aux Alice – à 2.300 mètres d'altitude la Reine de Cœur pourrait bien s'emballer.
3
Du reste, pas de précipitation – un rocher n'en cache pas toujours un autre, et le vide attend parfois le fanfaron qui bondirait trop lestement parmi les blocs ! Des torrents furibonds y ont frayé des ravins dont on ne réchappe que rarement...
4
L'ayant appâté avec des biscuits, nous parvenons finalement à mettre le grappin sur notre Pedro, et immortalisons cet haletant coup de filet. Le lascar paraît déconfit et nous n'osons trop l'effrayer par une indécente promiscuité. La photo est tout de même bien décevante.
5
Ravalant notre déconvenue, nous rentrons tambour battant à la Posta del Qenti, relai confortable à l'austérité toute montagnarde – notre hébergement pour le week-end. Quant à nous dédommager de notre cliché raté, nous avons notre petite idée...
6
Que diriez-vous de poser en compagnie d'un joli lama ? Rien de plus simple : commençons par repérer l'élément le plus vulnérable de ce paisible troupeau, occupé à mâchonner indolemment de savoureux herbages.
7
Là ! A droite ! Jaugez-moi cette belle tête de vainqueur, brossée de frais ; l'affabilité se lit sur ses traits sympathiques, où la bonhommie le dispute à la candeur. On tient notre homme. Reste à l'amadouer...
8
Procédons de suite à une approche circonspecte et astucieuse, à pas feutrés... Admirez avec quels trésors de patience notre sympathique gaucho circonscrit son gibier, certain de sa victoire... Quel jeu d'enfant !
9
Taïaut ! Sus aux poilus ! En quelques lestes enjambées, notre habile braconnier tombe sur sa proie désemparée, n'écoutant que sa bravoure ! Feinte ; dribble ; esquive ; le corps-à-corps entre l'Homme et le Poil est brutal, bestial, héroïque !
10
Visiblement, la capture souffre un léger contretemps... Heureusement, notre dompteur ne se laisse pas démonter pour si peu ! Hop hop hop, quelques foulées sportives ont vite fait d'en imposer à ces fauves ; la technique précolombienne dite de la Pagaille Guaranie faisait, fait et fera toujours ses preuves !
11
Détournant pudiquement son objectif de l'imminente et déplorable déconfiture, le photographe se rabat de bon gré sur de charmantes pâquerettes qui n'en sont pas, et qui se laissent capturer avec moins de simagrées.
12
Cerise sur le plateau, un crépuscule chocolat aux zestes d'orange nous dédommage somptueusement de nos diverses déconvenues. Tandis que l'incandescente griotte sombre à l'horizon de la province de San Luis, nos estomacs s'insurgent contre l'heure indue. Retour à La Posta.
13
Le lendemain. Rassasiés, reposés, rayés, nous déchargeons des VTT sur la chaussée cabossée du Camino de los Puentes Colgantes, héroïque pionnier des cuestas que les Ponts-et-chaussées argentins ont pris un malin plaisir à jeter au travers de leurs pires cordillères.
14
Cette piste historique fut la première à enjamber les Altas Cumbres et la Pampa de Achala, pour relier les deux vallées cordobaises de Traslasierra et Calamuchita – c'est vers cette dernière que nous dévalons à tombeau ouvert.
15
Inaugurée en 1918, c'était alors une authentique prouesse et on admirait la largeur de la chaussée – la voiture ne le disputait pas encore à la mule ! Ce qui n'empêcha nullement qu'on élevât bientôt de rustiques guérites pour abriter les usagers d'une épique ligne de bus.
16
Outre la beauté du panorama, toute la magie du voyage tenait et tient toujours aux cinq puentes colgantes1 qui autorisent le franchissement de torrents capricieux, dont les averses estivales ont vite fait de déchaîner les pires instincts.

1 Puente colgante = pont suspendu.

17
Certes, il ne faut pas s'attendre à emprunter d'audacieuses structures aux haubans magnifiques – ici, point de gorges abyssales ni de tempétueux détroits à défier ; les constructions demeurent modestes, voire carrément rustaudes.
18
L'état général pâtit d'ailleurs d'un sévère laisser-aller ; la plupart des tabliers béent sur le vide, et il faut prendre garde à ne pas y engager la roue de son véhicule – en vélo, passe encore, mais en voiture la manœuvre est périlleuse !
19
Et n'allez pas croire que ce circuit vétuste soit fermé à la circulation : nous avons croisé de vaillantes R12 bien décidées à relever le défit – et tous les ans, le fameux Rallye d'Argentine y passe en trombe !
20
Mais pour le commun des mortels, il existe aujourd'hui une alternative plus sûre et plus rapide : le Camino de las Altas Cumbres, qui a pris la relève un peu plus au sud, en 1987. Point de photos hélas – nous devrons nous contenter d'un cliché bucolique pour clore ce trépidant chapitre viaire.
21
Parvenus au terme de notre Camino, on nous remonte en pick-up et nous en profitons pour nous faire déposer au Parc National Quebrada del Condorito, sur les sentiers duquel nous nous dégourdissons maintenant les guibolles.
22
Le rebord oriental de la Pampa de Achala {encore elle} est mangé par une succession de quebradas, aussi rocailleuses que broussailleuses. La présente échancrure annonce la Quebrada del Condorito, dans laquelle nous nous glissons.
23
Nous descendons jusqu'en bas de la gorge, et en franchissons le bouillonnant auteur sur une passerelle flambant neuve – à défaut de pouvoir se baigner dans ce turbulent jacuzzi, ses rives de granite offrent un solarium idéal.
24
Puis, on s'attaque au versant opposé – ça n'est pas une mince affaire que de grimper jusqu'aux miradors du Balcón Sur, mais le panorama qui s'y dévoile sur le Valle de Calamuchita en vaut la chandelle !
25
En face, le coup d’œil porte sur la lisière des Altas Cumbres : la Pampa de Achala s'effondre brutalement dans la Quebrada del Condorito qui s'est évasée en un gouffre majestueux.
26
Tout en bas, le río peine à trouver la sortie au travers d'une chicane de parois granitiques. Le chenal est encombré d'un amoncellement de blocs qui se sont détachés des vertigineuses falaises.
27
Mais le clou du spectacle se déroule au-dessus de nos têtes. Dans ce ciel limpide qui fait rarement défaut à la méditerranéenne Córdoba, d'immenses et funèbres tapis-volants grossièrement frangés tournoient obstinément en crabe...
28
Régulièrement, ils effectuent une approche sous notre nez – l'occasion de vérifier que nous ne sommes pas dans un conte des mille-et-une nuits et qu'il s'agit plutôt {qui l'eut cru ?} de condors : l'avers barbouillé de blanc l'atteste.
29
Que fabriquent ces altiers charognards si loin de leurs repaires andins ? Ils sont venus nidifier dans leur nurserie de prédilection : la quebrada offre ses anfractuosités en guise de couveuses, et bientôt les jeunes condoritos prendront leur premier envol.
30
Aujourd'hui, c'est mardi-gras ! Les jeunes condors se sont déguisés pour l'occasion : masque écarlate et nez d'Auguste – qu'est-ce qu'on se marre ! Au temps pour moi : ce faciès patibulaire est celui d'un urubu, vautour commun au plumage brunâtre.
31
Il n'est pas le seul à empiéter sur le territoire du condor, qui du reste n'en conçoit aucune jalousie – bien au contraire, il apprécie que ces tirailleurs des airs fassent le sale boulot de tueur, pour ensuite venir leur disputer la charogne tout fraiche.
32
D'ailleurs, l'aguilucho que nous avions dans le collimateur vient de repérer quelque cuis intrépide et fond illico presto sur ce savoureux amuse-gueule auquel les condors préfèrent de plus charnus hors-d’œuvres.
33
Dans ce vaste garde-manger à ciel ouvert, certains piafs présentent moins de danger pour la communauté des petits rongeurs : ainsi ce chiguanco qui préfère fureter à proximité des pique-niqueurs pour quémander les restes.
34
Et pour clore cette grande fresque émouvante et instructive évoquant les aléas de la Trophodynamique Universelle, il siérait de conter la fable du Chingolo qui voulut se faire aussi gros que le zèbre. Mais ça n'est pas très rigolo.

Une question ? Une remarque ? Une erreur à signaler ? Écrivez-nous :

Envoyer

Vous pouvez aussi nous retrouver sur les forums et réseaux suivants :

FacebookGoogle+Le RoutardVoyage ForumFrench Planète

Au fait : qui sommes-nous?