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“Un peu de miséricorde”

Ce carnet de voyage fait partie d'un périple plus vaste. Reprenez-le depuis le début ! C'est ici : « Le ciel, tentatives d'approche ».
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Retournons à nos six moutons du Cordon de la Ramada, de gauche à droite : les siamoises Ramada Sur et Norte, épaulées par l'Alma Negra, puis la Mesa tronquée, le Polaco pointu et, en bout de chaîne : le Mercedario1.

1 Ce qui donne, dans l'ordre et en Français : Ramure Sud {6200m}, Ramure Nord {6410m}, l'Âme Noire {6120m}, la Table {6220m}, le Polonais {6000m} et le Miséricordieux {6770m}.

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A défaut d'ambitionner l'ascension des 6770 mètres du Mercedario, réservée aux andinistes chevronnés, nous nous sommes organisé un trek de 4 jours qui va nous conduire à mi-hauteur de ce monstre.
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Première étape : rallier le point de départ, en voiture. Aux premières lueurs d'une aube diaphane, nous traversons la Pampa del Leoncito, cap sur la croupe lustrée des Ramada, dont nous sépare un rempart dantesque ;
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pour le franchir, il faut s'engager dans cette gorge, véritable chicane de blocs infernaux entre lesquels sinue mollement le Río de los Patos {qui plus en aval donne naissance au Río San Juan}.
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Plus loin, la vallée s'élargit, les tonalités rubescentes s'estompent, cédant la place à une désolation apaisée, javellisée, telle que la pierraille qui recouvre les berges du Río Blanco {affluent du précédent} aveugle l'autofocus.
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Du reste, la morbidité des lieux fait froid dans le dos : privés d'irrigation, les peupliers de cette estancia à l'abandon n'attendent plus qu'un peloton de sorcières pour les enfourcher.
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En bord de piste, un panonceau signale la présence de pétroglyphes, témoignage des Huarpes qui habitaient la zone il y a quelques 8000 ans, et dont on a également retrouvé plusieurs momies.
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L'affaire se complique momentanément lorsqu'il faut traverser le cours impétueux d'un nouvel affluent, le livide Río Colorado ; après quoi, nous arrivons à Santa Ana1 {2150m d'alt.}, où nous troquons la voiture contre...

1 Santa Ana est une oasis de verdure, siège d'un poste de gendarmerie aux allures de maison de campagne.

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...une mule. Nous confions nos victuailles à un jeune baqueano1, Luis, qui les transvase dans deux caissons de fortune, solidement arrimés. Lui-même monte sur son cheval, et bientôt...

1 Baquenao = muletier ; l'adjectif “baquiano” en est dérivé, qui désigne quelqu'un d'avisé, qui connaît bien un endroit.

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...il n'est plus qu'une cible lointaine, que nous suivons comme on fait avancer un âne avec une carotte, comparaison d'autant plus pertinente que nous avons oublié notre paquet de gaufrettes dans un caisson.
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« Eh oh ! Luis ! Youhou ! Attends ! Les gaufrettes ! Luis ! Hey ! » Rien à faire ; nous trimons péniblement pour conserver la distance, exaspérés par le profil alvéolé de ces falaises gaufrettomorphes.
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Propulsé par un désir irrépressible de gaufrette, Nico sprinte soudainement, rattrape le convoi, prend appel sur la croupe de la mule et atterrit sur le canasson de tête pour immobiliser Luis !
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Personne n'est dupe ? Soit. Avouons simplement que pour passer à gué le mouvementé Río Colorado, Luis nous embarque chacun notre tour sur sa monture, exercice périlleux et inélégant au possible.
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Un peu de répits après ces acrobaties. C'est qu'on a déjà pas mal marché, et grimpé de quelques centaines de mètres de dénivelé : nous cotons à 2480m. Luis, lui, ne s'est pas attardé. – Merde : les gaufrettes !!
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Comme pour mieux nous achever, une cavalcade tapageuse nous dépasse en trombe, alors que nous nous tordons les chevilles dans la caillasse. – Il est 13h00 pétantes, Luis freine des huit fers, nous pique-niquons.
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L'après-midi commence sous d'inquiétants auspices : les nuages envahissent le vallon, et escamotent bientôt le soleil ; nous crevions de chaud, nous grelottons maintenant de froid, et enfilons nos parkas.
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Comme un fait exprès, il commence à pleuvoir, le parcours se corse, la pente s'accroît, et la ballade tourne bientôt au calvaire ; pour un Vendredi Saint, nous sommes vernis !
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Le moral dans les chaussettes, nous peinons, suons, maugréons, et tirons la langue comme de vieilles bourriques, furieux de traîner ainsi la patte quand Luis caracole placidement en tête.
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Régulièrement, nous le retrouvons le temps d'une partie de saute-mouton, qui s'avère de plus en plus épineuse à mesure que le torrent s'étoffe. Nous n'en menons pas large lorsque le cheval dérape sur les galets.
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Ce qui est pratique, avec ces bestioles-là, c'est qu'elles font office de radiateur ! Et nous réchauffons nos menottes transies, alors que nous avons enfin atteint notre premier campement, à 3330m.
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Ce living-room douillet apporte chaleur et réconfort ; en un tour de main la table est dressée : plats cuisinés pour les uns, matés sur matés pour l'autre. On peine à se réchauffer ; « t'as pas laissé une fenêtre ouverte, Nico ? ».
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Un crépuscule glacial tombe sur nos épaules, et nous prenons vite congé de notre hôte {qui commençait tout juste à se dérider}, pour nous emmitoufler dans plusieurs épaisseurs de pulls et de sacs de couchage.
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Au petit matin, une délicieuse sensation de mouillé abrège la grasse matinée : les averses nocturnes ont drainé l'eau sous notre tente, et constitué un ravissant bassin d'agrément sur le seuil.
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Après un petit-déjeuner expéditif, mâchant plus que buvant le lait déshydraté mal réhydraté qui accompagne notre bol de céréales, Luis referme les caissons et lève le camp sans autre forme de procès.
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La météo ne s'est pas améliorée, la vallée est bouchée, il fait frisquet : idéal pour que Nico étrenne sa panoplie de laine, gants et bonnet achetés à San Antonio de los Cobres, un splendide déguisement de lama, indémodable.
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Alors que nous parvenons à 3600 mètres d'altitude, le lit du torrent s'élargit en un large tapis de cailloux, tandis que le ciel se dégage et laisse percer quelques rayons de soleil, qui viennent nous réchauffer.
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Mais comme un fait exprès, alors que nous touchons bientôt le terme du Valle Colorado, une couronne de nuages reste accrochée aux sommets, et du Polaco comme du Mercedario nous ne devinons que les chevilles !
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Il est 13h00, halte ! Nous voici déjà au second campement, nous n'irons pas plus loin pour aujourd'hui. Nous déjeunons dans un furieux courant d'air, corned-beef pour l'un, sardines pour les autres.
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Ceci ingurgité, Luis, décidément de bonne compagnie, pique un somme pour tuer le temps, enroulé pêle-mêle dans un fatras de selles, bâches et couvertures. Nous partons musarder dans les parages.
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Puis vient l'heure tant attendue du dîner, où l'on se retrouve entre joyeux drilles autour d'une bouteille de Malbec {le terme “victuailles” englobait quelques extras, que nous sommes infiniment gré à la mule d'avoir trimbalés}. Puis nous rétrogradons sous la tente.
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Sur les coups de six heures, nous émergeons du sommeil glacial où nous nous étions abîmés. Un coup d'œil hors de la tente a vite fait de réchauffer notre enthousiasme : le ciel s'est entièrement dégagé, la Lune resplendit !
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Venant concurrencer le clair de Lune, les premières lueurs de l'aurore poignent dans la direction opposée, dégradant progressivement le coin de ciel dans l'échancrure de la vallée.
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Ni une, ni deux, sait-on jamais : nous nous ruons sur l'objectif pour immortaliser nos silhouettes graciles devant les masses enneigées du Polaco, à gauche, et du Mercedario, à droite.
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Notre piétinement fébrile autour de l'appareil photo, nos gloussements de contentement, notre babillage fiévreux : rien de tout ce brouhaha ne parvient à réveiller Luis, enfoui sous sa tente de fortune.
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Enfin, mugissent les cuivres, grondent les timbales, l'astre solaire émerge de son antre et irradie peu à peu notre vallon frigorifique – ainsi s'étirait Zarathoustra.
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A mesure que l'ombre portée glisse sur le flan du massif, le cordon rocheux s'embrase pompeusement, et ce brasier de toute beauté nous fait oublier orteils gelés et doigts pétrifiés.
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Quant à la Lune, submergée par la lumière aurorale, son éclat s'est terni, et la voici boutée hors du ciel, vulgaire bille trop patinée, attendant l'ultime pichenette qui lui fera dégringoler la montagne.
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Le soleil, poursuivant sa course ascensionnelle, achève de démasquer l'intégralité du paysage, levant les derniers voiles d'ombre sur l'incroyable patchwork de couleurs tissé sur le piémont.
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Nous ne nous attardons pas au campement, et entamons derechef notre troisième journée de marche ; objectif final : le Glacier des Italiens {ne cherchez pas, on ne le voit pas encore sur la photo}.
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Nous quittons la vallée du Colorado, et gravissons un éboulis gigantesque, dans lequel est taillé en encorbellement un petit sentier vaguement vertigineux. Le patchwork s'avère être des coulées de gouaches.
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Chemin faisant, nous glanons quelques débris de roche ; malgré la dominante rouge de l'endroit où nous nous trouvons, les fragments exogènes abondent, et nous reconstituons le spectre andin.
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A mesure que l'altimètre approche des 4000 mètres, la respiration devient malaisée, le souffle se fait court, d'autant plus que la progression sur ce sol fuyant est éreintante ;
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aussi multiplions-nous les escales. Mal de tête et jambes sciées, Nico boude un peu son plaisir. Grimace de circonstance, avouons-le : sourire eut été discréditer l'envergure de notre exploit !
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A l'arrière-plan, nous scrutons les inaccessibles névés du Mercedario, dont il faut 10 heures aux andinistes pour atteindre le sommet, ascension réalisée de nuit lorsque la neige a durci.
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Enfin, nous touchons le but ! Nous rejoignons Luis, qui a laissé mule et cheval au campement, ce qui ne l'a pas empêché de galoper à fond de train, visiblement peu sensible au mal de l'altitude ;
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un vrai guanaco, ce Luis, aussi agile que ces bestioles, et guère moins farouche vis-à-vis de ses poursuivants ; crois-tu que l'un comme l'autre nous attendraient pour qu'on partage une gaufrette ?
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Horreur ! Les gaufrettes ! Il les a laissées au campement avec la mule ! Furieux, nous tombons à bras raccourcis sur le coupable et lui faisons passer l'envie de siroter du maté !
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Revenons à la réalité... C'est que ce cirque interminable vous ferait divaguer... Bref : encore quelques centaines de mètres et nous atteindrons bientôt le glacier {et Luis, qui nous a semé, une fois de plus}.
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Voilà ! Nous y sommes ! 4000m ! Quel triomphe ! Heureusement qu'un guanaco compréhensif condescend à figer la scène sur notre pellicule, dont la sensibilité est affolée par l'albédo agressif de la glace.
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Mais je crains qu'un fâcheux effet d'optique vous ait abusé : pour vous donner une idée plus correcte de l'échelle du glacier, jaugez vous-mêmes à l'aune de mon petit gabarit, au premier plan !
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Ce glacier, lacéré par l'érosion durant plusieurs siècles, ne présente pas l'aspect compact auquel on pourrait s'attendre, mais plutôt celui d'une peau de Hérisson des Neiges {c'est un peu tiré par les pics...}.
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Le vent y a découpé des centaines de blocs, si bien individualisés qu'on les a affublés du nom de Pénitents, expression d'autant plus adéquate que certaines de ces sculptures naturelles ont vraiment l'air...
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...affligées ! Ce crâne fantomatique, aussi morbide qu'un squelette avec ses orbites vidées et sa gueule béante, semble animé d'une douleur effrayante, et son martyre muet donne des frissons.
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Revenons à des considérations plus techniques. Au pied du front de glace jaillit une eau cristalline, produit de la fonte sempiternelle du glacier, qui va rejoindre plus en aval le Río Colorado.
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Le front glaciaire est affecté durablement par le réchauffement climatique, et sa déconfiture entraîne l'affaissement de la moraine frontale qui recouvre désormais la glace. C'est la débâcle ; pas vrai, Luis ?
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Mais Luis, blasé par des années de métier, est déjà reparti, sans doute anxieux de retrouver ses quadrupèdes adorés ; nous lui emboîtons le pas, moins par sympathie pour les équidés que par fringale de gaufrettes.
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Laissant filer notre petit chaperon bleu, nous prenons un dernier cliché plongeant de la vallée du Río Colorado, et hâtons le pas pour rattraper notre oiseau avant qu'il ne boucle les caissons.
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In extremis, nous parvenons à convaincre Luis qu'il serait judicieux de piquer-niquer maintenant, bien qu'il ne soit {certes} que 12h59. Nous dévorons soulagés une tartine de pâté bien méritée.
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Sitôt fait, nous amorçons la redescente, le cœur léger et le bagage mince, pataugeant dans les pâturages ; à mesure que la température se radoucit, nous enlevons épaisseur après épaisseur.
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La nuit venue, force est de renfiler polaire, pull et parka ; allons, un peu de courage : nous replantons la tente pour la dernière fois, dans un blizzard tel qu'il nous faut calfeutrer les prises d'air avec des pierres.
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Le lendemain, nous repartons de plus belle, franchissant à nouveau une demi-douzaine de fois le torrent, un exercice d'enjambé-jeté que nous accomplissons désormais avec autant d'aisance que d'élégance.
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Ce cliché un rien surréaliste n'est pas truqué : le paysage n'est pas un carton peint, et ma personne n'est pas une silhouette mal découpée qui serait encore plus mal collée. La magie du raté, simplement.
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Malgré la chaleur accablante qui sévit dans les derniers kilomètres, nous pressons le pas, désireux d'en finir une bonne fois pour toutes : si le jeu en valait certes la chandelle, ce tronçon-ci est à l'aller comme au retour interminable !
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Luis s'est définitivement fait la belle, et lorsqu'au terme d'une vaine course-poursuite la falaise ravaudée cède la place au talus léopardé, nous pouvons lever le pied et préparer l'atterrissage.
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Sur les mauves délavés du morne horizon se détache enfin la touche chatoyante des feuillus de Santa Ana : nous revoici à la case départ – et nous n'avons même pas touché à nos gaufrettes !
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Il n'est que midi. Désireux d'optimiser l'après-midi, nous filons déjà à toute berzingue dans notre tacot, plantant là Luis et ses montures. A tête de mule, têtes de veaux et demie !
Le périple « Le ciel, tentatives d'approche » n'est pas terminé ; poursuivez l'aventure !

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