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“Le vilain petit traquenard”

Ce carnet de voyage fait partie d'un périple plus vaste. Reprenez-le depuis le début ! C'est ici : « Contes et déconvenues du Chaco (et d'ailleurs) ».
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Poursuivis par un hybride de moissonneuse-batteuse et de doryphore, nous quittons la vallée de Tarija par la première cordillère, zigzaguant par 3.600 mètres d'altitude, cap à l'Est direction Villamontes.
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La route, une fois de plus, est spectaculaire ; du moins ce cliché ensoleillé le laissait-il présupposer, avant que nous ne pénétrions dans une mer de nuages opaque qui va nous escorter plusieurs heures durant.
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Trois minutes de visibilité à Canaletas. Midi : la barrière se lève pour autoriser le trafic sur cet étroit tronçon en travaux. S'en suit un colin-maillard dans le brouillard, avec tractopelles et semi-remorques en pagaille.
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Enfin, après avoir piloté à l'aveuglette une éternité, nous réchappons subitement de la cotonnade, 2.500 mètres plus bas. Brutal changement de couleurs : nous renouons avec les tropicales Yungas.
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Après ces prolégomènes fastidieux et très éprouvants, nous relâchons à Entre Ríos, chef-lieu provincial engoncé dans un vallon étriqué, malingre centre économique d'une population égarée dans les sierras environnantes.
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Nous sommes suffisamment exténués et déprimés pour accueillir avec un soupçon d'allégresse la bouteille de Cascada commise d'office par la Gorgone qui tient lieu de serveuse.
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Abandonnant l'aimable refuge, nous poursuivons le gigantesque steeple-chase, sautant cordillères après sierras, une demi-douzaine de barrières cyclopéennes qui peu à peu tamisent les cieux, de plus en plus cléments.
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Entretemps, l'écosystème s'est une nouvelle fois métamorphosé : aux Andes et aux Yungas succède à présent l'univers semi-désertique du chaco, variante serrana1.

1 Serrano,a = propre à la sierra, i.e. la montagne.

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Mais déjà, l'interminable journée touche à sa fin, et le crépuscule s'étire paresseusement sur la Sierra de Aguarague, dont les crocs sanguinolents invitent à la prudence.
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Une borne, aussi inattendue qu'opportune, nous rassérène quant à nos chances d'arriver avant la nuit : il ne reste plus que 14 bornes d'ici à Villamontes, où nous avons prévu de faire étape.
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14 km, donc, mais ça n'a rien d'une simple formalité car il nous faut auparavant traverser cet ultime soubresaut oriental de la surrection des Andes, en empruntant la gorge qu'y a taillé le puissant Río Pilcomayo1.

1 Ce fleuve long de 1590 km naît dans les Andes boliviennes, du côté de Potosí, puis franchit ici la Sierra de Aguarague, traverse ensuite le Chaco, constituant par la même occasion la frontière entre le Paraguay et l'Argentine ; il se jette enfin dans le Río Paraguay à hauteur d'Asunción.

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Oh, ça n'a rien de bien compliqué : pas de col, pas de lacets, ça serait presque plat. La seule difficulté consiste à ne pas trop s'approcher du rebord de cette étroite corniche dépourvue de glissière –
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et surtout, ne pas céder à la panique lorsqu'au détour d'un virage se pointe quelque leste mastodonte qui aurait vite fait de vous catapulter chez les perruches1 nichant dans les cavités de la paroi d'en face.

1 Ces perruches ont d'ailleurs donné leur nom au río, Pilcomayo signifiant en quechua « fleuve des perruches ».

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Non moins inconvenante serait l'hypothèse {somme toute improbable} d'une {impensable} obstruction intempestive et prolongée {mais heureusement in-envisageable} de la voie. – Et flûte, manquait plus que ça !
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Comme il n'y avait absolument aucune raison de s'y attendre, il a fallu que ça nous arrive : un semi-remorque n'a rien trouvé de mieux à faire que de se foutre en portefeuille dans un virage.
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Le bestiau est en très {mais alors très !} fâcheuse posture : une roue bien partie pour aller faire trempette dans le Pilcomayo, et pas moyen de reculer pour rattraper le coup ; bonjour l'angoisse !
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Et vas-y que pendant ce temps là on n'est pas tout seul, va falloir patienter les gars, vraiment c'est un endroit charmant pour garer la bagnole, d'ici que le remblai s'écroule ça ira pas loin.
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Au bout d'une heure de savants conciliabules et vaines manœuvres, notre courageux chauffeur, suant à grosses gouttes, exécute un très audacieux ollie flip slidé – passage en force, diront les mauvaises langues1.

1 Pour être plus précis, parce qu'il y en a {je les vois déjà} que ça passionne, et parce qu'on est quand même restés une heure à suivre les évènements et à espérer secrètement le grand plongeon, le camionneur s'en est tiré en bloquant ses essieux arrières avec un tas de pierres {voyez la photo}, faisant ainsi déraper toute la remorque en un mouvement de levier, tandis que le tracteur flirtait d'une roue avec le vide.

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Et dans la nuit qui entre-temps est tombée, toute la joyeuse compagnie lève le camp à la queue-leu-leu, les gros devant et les petits derrière, dans un grand boxon et poussière, direction Villamontes.
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Villamontes où nous arrivons juste à temps pour quémander les rares gouttes d'essence qui restent disponibles, car des autonomistes insurgés ont justement entrepris de bloquer le ravitaillement plus au Nord.
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Après ce coup de stress supplémentaire, et fort de notre bonne étoile qui décidément parvient toujours à nous sortir des situations les plus obtuses, nous partons en quête du meilleur dorado de la ville ;
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étonnant spécimen que ce poisson aux écailles dorées1, qui possède une curieuse articulation maxillaire lui permettant d'ouvrir la mâchoire horizontalement – nous n'avons hélas pas pris le temps d'étudier comment.

1 C'est le sens de l'adjectif “dorado”.

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Le patrimoine culturel de cette cité de pêcheurs se résume à une paire d'ambitieuses compositions sculpturales, dont ce sábalo stylé est sans doute la plus originale des deux ;
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plus conventionnel dans sa gestuelle héroïque guindée, le monument aux Héros du Chaco honore la mémoire des combattants boliviens tombés lors de la terrible Guerre du Chaco.
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Théâtre en 1934 d'une importante bataille qui permit aux Boliviens de contenir la progression paraguayenne, le hameau de Villamontes s'est dès lors accru du fait de sa nouvelle importance stratégique – pétrole oblige.
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Mais nous, notre truc, c'est les manèges à sensations ! Alors on se repaye une tranche de frissons dans le grand huit du Pilcomayo, quitte à revenir un peu sur nos pas.
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Il faut une fois de plus composer avec les autres usagers, parfois récalcitrants à effectuer une marche arrière. Mieux vaut patienter sur les rares dégagements – et envoyer Anne en éclaireuse !
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Ceci étant, un embryon de monitoring a été mis en place – nul chalet d'aisance, ces petites guérites abritent les agents chargés de contrôler le trafic sur les tronçons les plus risqués ;
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ils régulent le chassé-croisé permanent à coups de talkie-walkies et de drapeaux verts ou rouges – archaïque mais bien pratique, quand on sait que la visibilité est loin d'être irréprochable !
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Les accidents ne sont pas rares – un créneau mal calculé, ou une méchante seconde d'inattention {le spectacle, n'est-ce pas, est si distrayant}, et c'est la culbute –
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un aller simple sans escale pour les nombreuses nasses qui criblent le cour tumultueux du río, jalonné de quelques misérables communautés de pêcheurs blotties sur les berges étroites.
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En amont de la gorge, la rive s'élargit en de plus hospitalières plages de sable fin. La tentation d'y faire bronzette est grande, mais l'accès étant malaisé nous nous abstiendrons.
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Sur ces considérations, nous rebroussons chemin et profitons donc pour la troisième fois de cette route panoramique particulièrement pittoresque, savourant encore un peu ces ultimes escarpements,...
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... avant d'aborder pour de bon le billard infini du Chaco, et d'entamer, au départ de Villamontes, la mythique Route Transchaco – objectif : le Paraguay ! Nos montres indiquent 14h00.
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Après les vagues de graviers préliminaires, dont les sillons longitudinaux étaient un calvaire pour la tenue de route, nous patinons le temps d'une oasis dans des bancs de sable promptes à barbouiller la carrosserie.
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Les carandays verdoyants n'étaient qu'un bref mirage, qui s'évapore derechef pour céder la place à une végétation autrement plus caustique, tel cet emblématique samu'u.
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Dans ce milieu semi-désertique, on imagine difficilement que l'hiver batte actuellement son plein, encore que ces cactus aux entournures de sapin de Noël puissent sembler de saison !
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Et que dire de cette bûche au nappage cacaoté, luisant et craquelé, recouverte des soyeux copeaux d'une tablette de chocolat finement laminée ?
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Cet appétissant branchage appartient à un arbre dont l'écorce caramélisée ne laisse pas de nous intriguer, et dont les minces pelures lui ont valu le surnom de Palo Papel.
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Un autre genre de palo jalonne notre parcours : ces palos marcados1 font office de panneaux indicateurs ; pour ceux qui ne l'auraient pas compris, cet itinéraire bis est pour le moins confidentiel !

1 Palo marcado = “tronc gravé”, dénomination d'origine contrôlée.

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Et pourtant, cette piste solitaire constitue bel et bien le seul axe qui permette à “l'insule paraguayenne” de se désenclaver à l'ouest, vers la Bolivie et le Pacifique. Quelques 800 km de roadmoody.
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Pour tuer le temps, nous déchiffrons ces panonceaux poussiéreux qui, de loin en loin, sont les sentinelles revanchardes d'un patriotisme de mauvais aloi, exaltant les vains sacrifices1 de la Guerre du Chaco.

1 Cette pancarte proclame : « le soldat d'infanterie est l'expression vivante du sacrifice pour sa patrie ».

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« [...] l'abnégation comme routine [...] et la mort comme compagne » : aux maximes nihilistes et morbides, d'un cynisme écœurant, un pinceau farceur oppose salutairement une vision plus fessue de la vie.
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Nous déboulons bientôt à Ibibobo. Il est 16h00. Une barrière nous oblige à nous acquitter d'une première batterie de contrôles tatillons, dans un poste militaire qui fleure bon le carton-pâte.
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Puis, nous poussons la porte de la douane. Evo Morales, fliqué par les Pères de la Patrie1, nous signifie que le fonctionnaire de service est au bar d'à côté, à soigner sa schizophrénie dans un Vino Toro premier prix.

1 Les Pères de la Patrie bolivienne encadrent au mur le portrait officiel d'Evo Morales, comme c’est de coutume dans les officines de la fonction publique : à gauche, Simon Bolívar, héros éponyme de la Bolivie et Libérateur du nord de l'Amérique du Sud ; à droite, son fidèle bras droit le Général Sucre, qui paracheva l’indépendance du pays et donna son nom à la capitale constitutionnelle. Il y a fort à parier que ces deux criollos verraient d'un drôle d'œil Morales l'indigène à la tête de l’État... Autre époque, mais mêmes préjugés aristocratiques.

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Ayant décliné les Guaranis1 que le douanier bradait sous le manteau, nous nous éclipsons. A partir de là, la Transchaco est un vaste chantier – elle fait peau neuve et se mue en un Corredor Bioceánico élargi et asphalté.

1 Le Guarani est la monnaie paraguayenne, et tire son nom de l'ethnie indigène majoritaire, les Guaranis, dont la langue, élevée au rang de langue officielle à égalité avec l'Espagnol en 1992, est parlée par 90% de la population nationale.

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Une transformation qui ne va pas sans de nécessaires coupes sombres dans le monte1 chaqueño : il faut élargir la chaussée, en prévoyant une importante surélévation qui puisse endurer les rares mais puissantes précipitations estivales.

1 Monte = forêt, dont les arbres sont moins homogènes et moins hauts que dans un “bosque”, ce qui le rend plus inextricable. On parle du “monte chaqueño”, mais on emploiera l’expression “bosque patagónico” pour désigner les grandes forêts des Andes australes.

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La pelleteuse arrache arbrisseaux et plantes basses à grands coups de butoir, mais ne s'aventure pas à dégommer les dodus samu'u et autres quebrachos brise-fers1, laissés momentanément debout.

1 C'est le sens du mot “quebracho” : “quiebra hachas”.

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A la croisée de deux pistes, sur qui ne tombons-nous pas ? Une vieille accointance : cette brave Vierge d'Urkupiña, dont nous avions fait la connaissance à Bermejo, il y a très exactement une semaine !
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Junon courroucée, elle est escortée de trois solides bestiaux, malabars vaguement dissuasifs, c'est toujours mieux qu'un âne et un bœuf pour monter la garde autour du petiot.
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Quelques fastidieux kilomètres plus loin, la berlue nous gagne : une Tour de Londres plus vraie que nature surgit de nulle part. Le kitsch est décidément très prisé de l'Armée bolivienne. Papiers, s'il vous plaît !
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Tout est en règle, on n'a pas des tronches de truands non plus, le planton nous ouvre la voie avec une moue sceptique. – Vas-y Fangio, fonce ! A nous la belle vie !
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C'est ce qui s'appelle la dernière ligne droite. Déjà, au bout du touffu layon, d'aguicheurs miroitements trahissent les panneaux limitrophes, éclaboussés par l'astre solaire qui fulmine dans notre dos.
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Minute, papillons ! Avant de dévorer l'asphalte flambant neuf qu'offre le côté paraguayen, reste encore à passer la frontière proprement dite et son lot de vérifications sourcilleuses. Fortín Mayor Infante Rivarola : deux minutes d'arrêt !
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Mais d'abord, nous parons au plus pressé : avant que l'imminent crépuscule ne gâche définitivement les couleurs, nous immortalisons cet instant héroïco-historico-histrionico-hystéricomique.
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Après quelques formalités purement administratives, acquittées auprès de fonctionnaires particulièrement coopératifs, nous prenons congé presque à contrecœur de ce poste-frontière déluré1.

1 L'une des frontières les plus sympathiques du monde, à n'en pas douter ; et pourtant, il n'y passe pas grand monde, le climat est hostile, l'endroit perdu, les pays limitrophes d'anciens ennemis ; mais cela n'entame pas la bonne humeur et la jobardise internationale qui président aux rapports entre autorités paraguayenne et bolivienne ! Ce gentleman paraguayen, notamment, était aux petits soins !

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18h03 : c'est avec une émotion non feinte, mesdames et messieurs, que nous envahissons enfin le Paraguay, sous un camouflage ma foi très soigné. Imperturbable, le Chaco nous engloutit de plus belle.
Le périple « Contes et déconvenues du Chaco (et d'ailleurs) » n'est pas terminé ; poursuivez l'aventure !

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