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“Les contes gris du chemin perché”

Ce carnet de voyage fait partie d'un périple plus vaste. Reprenez-le depuis le début ! C'est ici : « Contes et déconvenues du Chaco (et d'ailleurs) ».
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Fini le cafouillage verdoyant des Yungas : une fois cet obstacle tropical franchi, nous attaquons maintenant les contreforts andins, arides et fracassés, du département1 bolivien de Tarija.

1 Les échelons administratifs sont inversés par rapport à l'Argentine : la Bolivie compte 9 départements, eux- mêmes subdivisés en provinces.

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Première étape : le bourg de Padcaya, qui ne déborde pas précisément d'énergie. Une farouche Chapaca1 balaie nonchalamment la place centrale.

1 Chapaco,a = habitant{e} de Tarija.

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Animés d'une fringale compulsive, nous jetons notre dévolu sur un stand particulièrement alléchant, dont la marchandise sucrée miroite au soleil et nous tape sournoisement dans l'œil.
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Aguichés par ces appâts tout en rondeurs, nous ne savons que choisir de ces alfajores pailletés de coco, de ces feuilletés dégoulinant de dulce de leche, de ces galettes gonflées de mermelada ;
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et que dire de ces demi-lunes farcies de cayote1, fardées d'une meringue crémeuse et poissée. Sur quoi jeter notre dévolu ? Dans le doute, nous raflons trois exemplaires de chaque.

1 Cayote : confiture de courge, très répandue.

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Papilles parfumées et palais pommadé, nous laissons Padcaya à sa torpeur, et filons vers Cabildo – tel un fil d'Ariane, cette rigole nous conduit jusqu'à la porte d'une masure, que nous poussons sans scrupules.
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Nous y tombons nez à nez avec un petit morveux qui semble à deux doigts de fondre en larmes, tant il est vrai qu'une escouade d'extra-terrestres n'eut pas été moins terrifiante que notre propre irruption.
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Il détale et nous mène tout droit à sa mère, laquelle consent à nous faire visiter ce pour quoi nous nous sommes permis de nous incruster : la tannerie artisanale à laquelle elle s'adonne, comme tout le voisinage.
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Dans ces bassins fossoyés en fond de cour, alimentés en eau par la rigole précédemment photographiée, des peaux de vache mijotent dans un bouillon de chaux vive.
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Puis elles transitent dans ces piscines embrunies par les tanins, qui achèvent d'éliminer les moindres composants organiques de la peau, la rendant finalement imputrescible.
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Au sortir de ces mixtures délétères, les cuirs décapés et aseptisés sèchent dans la bise nauséabonde, tandis que les touffes gluantes de poils s'entassent en une blanchâtre Babel de bourre.
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Légèrement nauséeux, nous quittons ces parages pestilentiels et remontons le Valle de la Concepción, dont les ocres mouchetés de vert olive ne sont pas sans évoquer quelque recoin du pourtour méditerranéen, impression1 confortée par la douceur du microclimat.

1 C'est d'ailleurs la même impression qu'eut le colonisateur andalou de cette contrée, Don Luis de Fuentes y Vargas, fondateur de Tarija, lorsqu'il donna au río local le nom de Guadalquivir.

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D'ailleurs, le secteur est un important terroir viticole, l'un des plus proches de l'équateur. Ici et là des parcelles de vigne s'incrustent dans le paysage tarabiscoté.
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Nous faisons halte à Concepción, plaque tournante de la viticulture bolivienne – nous sommes à plus de 1700 mètres d'altitude.
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C'est la sortie des classes, et nous slalomons entre des nuées d'écoliers, plus attentifs aux fresques partisanes qu'au trafic, certes sporadique.
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Des deux principales bodegas y ayant pignon sur rue, nous choisissons la Casa Vieja, sise dans un ancien couvent jésuite vieux de 350 ans.
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Depuis la terrasse, la vue s'étend sur les vignobles, déjà florissants au dernier mois de l'hiver. Certains domaines, juchés à 2100 mètres, s'enorgueillissent de posséder les ceps les plus hauts du monde.
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Accueillis à bras ouverts, nous consentons à nous soumettre à une petite dégustation de Vino Patero1, la spécialité de la maison. Soit que l'altitude affole nos papilles, soit qu'Anne ne soit pas une vraie Bordelaise, l'expérience nous laisse dubitatifs.

1 Vino patero = “vin piétiné”, dont les raisins ont été pressés à l'ancienne.

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Pour chasser un arrière-goût tenace de fermentation excessive, nous nous défrichons la langue d'un bon coup de brûlis : picante de pollo, un classique épicé de la gastronomie bolivienne.
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En fin de journée, nous arrivons à Tarija, capitale départementale, agglomération de taille moyenne au climat printanier et au caractère débonnaire.
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Jurant grossièrement avec la modestie ambiante, une clinquante parodie de palais romain étale ses ors de pacotille sous le nez des touristes : la Casa Dorada est l'orgueil des Chapacos.
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Édifiée en 1930 par un magnat de l'importation de produits manufacturés européens, elle a été déclarée Monument National par décret en 1992, puis convertie en Maison de la Culture. Une véritable icône.
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Moins m'as-tu-vue, l'église San Roque, dédiée au patron de la cité, égrène les heures depuis la colline qui domine le centre-ville – et présentement les quatre du goûter.
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Fort heureusement, un rassemblement de mamies-gâteaux squatte les abords du parvis, offrant au touriste harassé par des heures d'instructives déambulations de quoi éviter l'anémie.
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Par ailleurs, soucieux d'étayer notre connaissance des crus locaux, nous sifflons une demi-douzaine de verres d'un globuleux liquide mordoré : du jus de cacahuètes. Ça requinque.
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Ensuite de quoi, nous faisons une descente au marché central, un immeuble dont les trois étages béent sur la rue, en quête d'une spécialité locale exotique, d'un en-cas psychédélique.
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Nous ne tardons pas à trouver notre bonheur chez les nombreuses confiseuses du sous-sol : parmi fruits frais et secs, des momies de pêche séchée interpellent notre regard ; d'une acidité à réveiller les morts !
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Dans la soirée, nous descendons une bouteille du fameux “Cepas de Altura1”, fleuron de la Bodega La Concepción. Un peu pompettes, le retour en taxi nous réserve quelques hallucinations, vite clarifiées : le marché de l'occase japonaise bat son plein !

1 Cepas de altura = ceps d'altitude.

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Le jour suivant, une étude plus poussée du parc automobile nous confirme que les importations d'outre-Pacifique vont bon train, et ce matériel de récupération ne s'embarrasse pas de maquillage. La quasi-totalité du parc automobile est asiatique !
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Tarija est empêtrée dans les nuages, nous l'abandonnons par la route de La Paz, assez précaire – caillasse et précipice se poussent du coude en rigolant lorsqu'on dérape dans les virages...
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Malgré ça, l'itinéraire est fréquenté par son lot de poids-lourds et de cars de tourisme, qui montent à la capitale et se croisent non sans que cela occasionne quelques menues tragédies...
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Au bout de deux heures, après une bien fâcheuse crevaison, c'est à notre vif soulagement que nous émergeons finalement de la purée de pois qui colmatait le panorama depuis le départ
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A 3.800 mètres d'altitude, un ciel limpide nous accueille à bras ouverts, tandis que le déferlement des nuages butte de justesse contre la crête de la Cordillera de Sama.
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Le col franchi, l'envers de la digue andine {d'onde oncques} dévoile le décor aride des hauts-plateaux, parsemé de chétifs villages où l'on cultive patates, maïs et aulx.
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Une brève succession de lacets nous conduit à Iscayachi, précédé d'une église pluricentenaire, fragile monticule de pierres mal équarries qu'un vent lancinant aimerait bien jeter à bas.
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Ici aussi, les tribulations politiques sont à l'ordre du jour, mais les ratiocinations autonomistes des gros bonnets de la vallée de Tarija ont moins de succès que le charisme indigène du Cocalero Presidente1.

1 Autrement dit : Evo Morales, le premier président indigène à diriger la Bolivie. Il a fondé une grande partie de sa carrière politique et de sa popularité en défendant les producteurs de coca {ou “cocaleros”} contre les mesures un peu excessives prises par ses prédécesseurs {et dictées par Washington}, mesures qui visaient à enrayer le fléau de la cocaïne par la simple et brutale éradication de la culture de la coca. Une telle politique menaçait la survie économique de ces milliers de petits producteurs pauvres, et inquiétait grandement les millions de Boliviens habitués à consommer quotidiennement la feuille de coca à l’état pur. Morales a su préserver la coca et les cocaleros d’une destruction bête et aveugle.

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Une brève ascension nous mène au Col de Chorcoya, à 3.930 mètres, et nous accédons ainsi à la vallée de Tajzara, antichambre de l'Altiplano classée “réserve biologique Cordillera de Sama”.
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Un réseau clairsemé de villages, battus par des tourbillons de poussière, subsiste vaille que vaille dans ce milieu aride. A Copacabana1, un jardin d'enfants fait la nique à l'inexorable exode rural.

1 Ne pas confondre ce sordide village, et nombre d'autres qui portent le même nom, avec la ville-sanctuaire de Copacabana, sur les bords du lac Titicaca {ni avec la non moins illustre plage carioca}.

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Pour enrayer le déclin de ces zones déshéritées, un atelier de tissage y a récemment ouvert ses portes, grâce aux subventions d'une philanthropique fondation européenne.
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A Pasajes, le temps et la charité humaine se sont montrés moins miséricordieux, et les reliques d'un habitat fort dégradé se recroquevillent autour d'une rustique église d'adobe.
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La présence humaine, de fait, est très fugace, encore que nous ayons croisé un minibus bondé d'autochtones. Mais dans ces parages désolés, le gros du transit est le fait d'un autre genre d'oiseaux...
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Faisant étape sur la route d'une longue migration qui les transbahute d'un bord à l'autre de la cordillère, des colonies de flamants roses survolent en rase-motte les lagunes d'atterrissage.
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Ils investissent ces eaux saumâtres pour un séjour plus ou moins prolongé. En marge de leur société, une bande de jeunes Jututus1 barbote nonchalamment, la mine patibulaire.

1 “Jututu” est le terme bolivien pour désigner la Parina Grande {ou Flamant Andin}, l'une des trois espèces de flamants riveraines des Andes.

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Effarouchés par notre intrusion, ou déjà sur le départ pour de plus clémentes lagunes, un escadron de flamants prend son envol dans un tumultueux kaléidoscope de battements d'aile tricolores.
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Quant à nous, nous migrons plus au sud, jusqu'aux dunes de Tajzara, vaste étendue de sable aux contours mouvants, sujette à de constants déplacements et à de rapides remodelages.
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Bravant le vent, luttant contre le sol qui se dérobe et vainquant l'engourdissement propre à l'altitude, nous montons lourdement à l'assaut des ruines de ce château de sable, à la suite de Mirta, notre guide.
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Assurément, la forteresse a de beaux restes, dignes d'un palais d'Orient : en témoigne ce large escalier d'apparat qui s'enroule en un ample virage débillardé, solennel et majestueux.
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Et que dire des draperies de la soie la plus fine, patiemment côtelées par l'érosion, tailleur inlassable et prodigieux des parures du globe ?
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Partout ce ne sont que brocarts scintillants et incrustations de pierreries, qu'un ventdalisme sacrilège a jeté à bas et émietté sauvagement de par la basse-cour.
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Traversant sur la pointe des pieds la salle des pas perdus désertée, nous gravissons les degrés infinitésimaux qui mènent au perchoir du palais couleur vanille Bourbon. Mais l'hémicycle est vide.
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A l'autre extrémité de la vallée, la Laguna de Patanka est un ciel tout craché. Lamas, vaches et oiseaux stagnicoles y goûtent aux joies de la balnéothérapie.
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Faute d'une profondeur excédant le bain de pied, nous renonçons à faire trempette en si bonne compagnie, et optons pour la randothérapie.
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En quelques enjambées, nous rattrapons ce qui sera notre fil conducteur pour deux jours : le Qhapaq Ñan, ou Camino Inca, autoroute de l'éphémère empire précolombien.
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Pas question pour nous de remonter jusqu'au Cuzco, capitale du Tawantinsuyu : le présent tronçon ne subsiste que sur une vingtaine de piteux kilomètres.
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Franchissant l'Abra del Apacheta à 3813 mètres d'altitude, notre bretelle s'en va desservir l'échangeur de Tarija, et il faut imaginer, en lieu et place de Mirta, quelque lama surchargé de marchandises à troquer.
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Brusque changement de météo et d'humeur : à Las Calderillas, où nous avons passé la nuit, une aube dégoulinante et frileuse nous gâche le réveil. Gants et passe-montagne sont de rigueur.
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Désorientés par le brouillard tenace qui a envahi le vallon, nous tâchons de retrouver la trace du Camino Inca. Après quelques ratés, nous sommes de nouveau sur les rails.
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Mais les nuages nous collent aux basques et refusent obstinément de lever le rideau sur un panorama qu'on nous avait pourtant promis d'être spectaculaire, donnant sur toute la vallée de Tarija.
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Ayant réchappé d'une cascade de glissades à répétition sur les dalles rendues verglacées par la bruine, nous parvenons au plus bas du sentier et de notre moral –et c'est pas dans nos chaussettes trempées qu'il risque de se réchauffer.
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Samedi matin. Afin de conjurer la morosité météorologique qui semble vouloir s'éterniser, nous nous rendons au pèlerinage de Chaguaya, où la Vierge, éternelle farceuse, fit jadis une apparition surprise. Nous ne sommes pas les seuls.
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Sous l'égide de la sempiternelle Cascada1, partenaire obligée de toutes les crises de foie, les graisseuses fumées d'une orgie dionysiaque chatouillent les narines délicates de l'ecclésie accourue en masse.

1 Ersatz local de Coca Cola, peu ou prou aussi infecte.

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Les citoyens, en toge immaculée, affluent nombreux pour assister à la kermesse. Les galettes graillonnent, les mouches méchouissent, les mines se réjouissent. On est heureux.
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De doctes pédagogues péripatétisent à l'ombre des portiques ioniques qui circonscrivent le forum de nobles proportions, maïeutiquant indolemment au sujet de quelque anicroche philosophique.
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A proximité se dresse le fronton ambré du Temple de Quesqçacol, et nous en saluons les graciles vestales qui veillent perpétuellement sur l'âtre sacré, rempart de vertu et d'hygiène.
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Plus loin, les augustes aruspices drapés dans leur pallium de travail, investis de la sapience des dieux, transpirent la sagesse et détripaillent avec minutie l'horoscope d'un archonte roublard.
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Juchée sur un faisceau de cannes à sucre, une sabbatique sibylle entreprend de décapiter une volaille glapissante pour interpréter dans la section transversale de son œsophage les destinées de la cité.
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Surgissant de l'Au-delà, Blaise Cendrars, réincarné sous les traits d'une affriolante cholita1, ne faiblit pas à la tâche stakhanovique de cramer une hécatombe de crêpes de maïs.

1 Cholita = femme bolivienne vêtue selon les codes vestimentaires hérités de la colonie : jupe plissée, tablier, chapeau de forme libre, nattes. Cette tenue un rien caduque est remise au goût du jour dans les grandes villes, symbole provocateur du féminisme à la bolivienne.

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Sous les arcades de la basilique voisine, un jeune derviche en transe hasarde de périlleuses figures de hip-hop parmi les vasques d'encens, sous le regard attentif d'Epilepsichore, la muse du breakdance.
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Mais une impérieuse aclla-cuna1, dans son costume héliochrome de prêtresse du Soleil, met un terme à cette bamboula et, ficelant le pauvre slameur, entend l'apprêter à la sauce aztèque.

1 Les Aclla-cuna étaient les Vierge du Soleil, sortes de vestales incaïques.

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Pourtant, ça n'est pas le gibier de potence qui manque ! Le sacrificateur n'a que l'embarras du choix, parmi un intéressant catalogue d'offrandes animales en céramique.
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Une bestiole, sans doute possédée par un Zeus volontiers zoomorphe, s'anime subitement et prend la piste de quelque mortelle, fendant la foule sous le couvert d'un déguisement de saltimbanque.
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Dans la palestre, les fougueux athlètes s'exercent sans répit à un nouveau genre de pugilat, qui consiste à embrocher ses pénates sur le tamis d'un abaque – odieux sacrilège !
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Non loin de là, l'hippodrome est le théâtre d'une course de quadriges échevelée, emmenée par de valeureux auriges qui se disputent avec acharnement une coupe du meilleur nectar.
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Car de la presse à traction animale, comme de cet autre modèle à huile de coude, s'exprime une ambroisie de la plus suave exquisité, suintant des cannes écrasées...
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A la Buvette de l'Olympe, je déguste le précieux jus de canne en espérant gagner l'immortalité. L'effet est instantané. Je vous laisse, j'ai des oracles à rendre.
Le périple « Contes et déconvenues du Chaco (et d'ailleurs) » n'est pas terminé ; poursuivez l'aventure !

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