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“Le fantôme de Tavarangüé”

Ce carnet de voyage fait partie d'un périple plus vaste. Reprenez-le depuis le début ! C'est ici : « La Quête du Maté ».
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Cet endroit plein d'agrément est la frontière entre Brésil et Paraguay, matérialisée par l'hypocrite Pont de l'Amitié qui enjambe le Paraná. Nous quittons Foz do Iguaçu et gagnons la paraguayenne Ciudad del Este1.

1 Fondée en 1957, la ville fut dénommée originellement “Port Fleur de Lys”, puis elle prit rapidement le nom du dictateur Alfredo Stroessner, “le dernier tyran d'Amérique Latine”, devenant ainsi “Puerto Presidente Stroessner”. A la chute de ce dernier en 1989, un plébiscite consacra le nouveau nom de la cité, on ne peut plus neutre : Ciudad del Este, la “Ville de l'Est”. Aujourd’hui, elle est surtout réputée pour être la troisième plus grande zone franche au monde, après Miami et Hong-Kong ; le business du duty-free, basé principalement sur les produits électroniques, génère ainsi 60% du PIB du Paraguay – les Brésiliens y affluent en masse pour faire leurs emplettes.

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Ne perdant pas de temps à lécher les vitrines, nous filons cap au Sud et atteignons Bella Vista, département d'Itapúa. De même que dans les Missions argentines, la colonisation allemande est très sensible.
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La French-Touch est aussi présente : en témoigne le nom de notre hôtel. Quant au drapeau tricolore, les couleurs paraguayennes prêtent à confusion, d'autant plus que ce sont également celles des Missions argentines.
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Dans la salle à manger, nous nous extasions longuement sur l'audacieux rempart de paquets de maté édifié au-dessus de la cheminée. C'est que le Paraguay est la véritable patrie du maté !
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Immédiatement, nous cuisinons le gérant de l'établissement pour savoir s'il y a moyen de remonter le filon, et bientôt nous fonçons tête baissée visiter l'une des plus prestigieuses fabriques de maté du pays...
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Nous pénétrons dans l'enceinte de la Selecta, entreprise familiale dont la souriante effigie a assuré une partie de la renommée, argument marketing paradoxalement plus efficace qu'une bonne bouille de gaucho.
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Et enfin nous approchons le Graal de notre laborieuse enquête : voici Ilex paraguariensis, la fameuse yerba mate que nous traquions depuis le début de ce périple !
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Nous reprenons donc le processus d'élaboration de la yerba, avec plus de détails qu'à La Chacra – première étape : le moulin, qui s'applique à hacher menues, séparées, feuilles et branches de l'arbuste.
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Ces branchages, ou “palo”, lorsqu'ils auront été réduits à l'état de confettis, seront réincorporés à la yerba émiettée, et lui donneront un petit goût boisé fort appréciable, toutefois honni par certains puristes1 argentins.

1 Au Paraguay, le maté se consomme exclusivement “con palo”, “avec branchage” ; en Argentine, on trouve communément du maté “sin palo”, “sans branchage”, plus pur et donc plus amer.

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Nous transitons à présent par la case conditionnement, où l'herbe et son palo nous ont devancés par le biais de ces “yerbaducs” rutilants qui jouent les stalactites au-dessus de nos têtes.
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Dans un angle de la salle trône la fierté de la famille, le dernier-né des investissements ambitieux de la firme : une empaqueteuse, cellophaneuse et “regroupeuse” entièrement automatisée.
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Notre guide n'est pas peu fière de nous vanter les prouesses de ce prodige de la technologie matéïenne, certes « made in España », mais unique exemplaire paraguayen, et septième mondial ! Le Paraguay est à la pointe du progrès !
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Ceci dit, on n'en est pas encore au tout-automatique, et les autres empaqueteuses emploient de malheureux zombis qui clanguent, chploquent, tchaquent et zoupent sans répits 5 tonnes de yerba à l'heure.
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Empilés, palettisés, plastifiés, parqués, superposés jusqu'au plafond, les petits paquets sont prêts à partir en poids-lourd pourvoir les placards paraguayens et pourquoi pas la patrie de Perón.
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Nous envisageons un temps d'acquérir un sac de 28 kilos de maté, pour meubler les longues soirées d'hiver, mais réflexion faite ça ne rentre sûrement pas dans la voiture.
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Même hésitation devant la gamme Silueta : la logique de ce slim-fast pour gaucho complexé nous laisse dubitatifs : les propriétés sédatives du maté brideraient toute boulimie excessive. Ses vertus laxatives font le reste1.

1 De l'aveu de notre guide, la gamme Silueta {Silhouette} est du pur marketing bidon : rien ne distingue ce maté des autres, hormis l'adjonction de bouts de pomme, sensés accentuer les vertus normalement diurétiques {et laxatives à forte dose} du maté. Quant à l'argument selon lequel cette boisson sédative calme les nerfs et donc évite les crises de boulimie, c'est un sacré syllogisme...

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Tant et si bien qu'à la boutique-souvenir nous restons longuement dubitatifs... L'occasion en tout cas de constater une fois de plus la forte présence allemande dans la région !
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Après avoir longuement tergiversé entre tant de saveurs également alléchantes : eucalyptus, citron, orange, verveine, boldo, fenouil, nous dégustons la yerba à la menthe, grâce à notre indispensable kit de voyage.
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Notre première mission est accomplie, pourquoi ne pas rebondir sur une seconde, jésuite celle-ci ? Nous poussons donc jusqu'à celle de Jesús de Tavarangüé, classée à l'Unesco.
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Avec son allure de forteresse médiévale, égarée sur un gazon trop propret, la lourde bâtisse semble échouée hors du temps, et respire un je-ne-sais-quoi de surnaturel et de vaguement effrayant.
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D'ailleurs, nous ne tardons pas à constater qu'elle est tout bonnement hantée, et son locataire ectoplasmique nous prie avec moult effusions de lui consentir une petite visite de courtoisie.
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La courtoisie est notre seconde nature {et la curiosité, la première}. Aussi, nous nous empressons d'accepter l'invitation et, déjà, nous franchissons le seuil de l'église, non sans nous extasier poliment sur le bon goût de son style mudéjar.
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Puis nous pénétrons frileusement dans le vaste living-room, d'une glaciale symétrie, parcouru de fatals courants-d'air – mais la moquette psychédélique est d'un bon goût à toute épreuve.
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Une colonnade soigneusement décapitée accentue le surréalisme de l'aménagement intérieur ; on aurait tort toutefois de ne pas agrémenter ces piédestaux d'un bibelot ou d'une jardinière.
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Ici et là, quelques détails architecturaux apportent une pointe de fantaisie, fort bienvenue, tel ce chapiteau floral couronné d'une curieuse composition – style “Retour d'Asie” ?
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Tandis que nous vaguons à la recherche d'une âme qui vive dans cette nef dévoûtée, une voix d'outre-tombe nous interpelle soudainement et nous envoûte –
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« Ô vous, misérables philistins qui osez fouler ces vestiges sacrés ! Vous croyez avoir percé le secret de la yerba mate, jeunes présomptueux – mais il est réservé à de plus endurcis que vous !!... »
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Et puis, pchouit, plus rien, envolée l'apparition, évaporé le fantôme. A nouveau un silence pesant règne entre les murs de grès, à peine troublé par les sifflements du vent hivernal. Sommes-nous encore les bienvenus ?
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Qu'importe, nous explorons les salles attenantes, et flânons dans les couloirs du temps, suspendu depuis l'expulsion des Jésuites en 1767, la dispersion des Guaraníes, et l'abandon de ce chantier inachevé1.

1 D'où les colonnes si harmonieusement étêtées, dans la nef !

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La placette de grasse pelouse sur laquelle nous débouchons, au sortir de la sacristie, est bordée par la façade évidée du Colegio, organe administratif et culturel de la Réduction ;
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transperçant cette ossature décharnée, le regard fuit par les baies recadrées et s'attarde sur quatre cartes postales du Paraguay, où la selva primitive a laissé la place aux champs cultivés.
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Un détour par la Casa de Indios, dont ne subsistent évidemment que les soubassements ; ici vivaient les indigènes, chaperonnés par les Pères : bienveillance diront les uns, infantilisation rétorqueront les autres. [voir notre note]
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Nous poursuivons le tour du propriétaire, contournant ici le chevet de l'église. De spectre, nulle trace ; pourtant, omniprésente, une indicible impression d'évoluer dans quelque vieux film d'épouvante.
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Résolus à en démordre avec le volatil occupant des lieux, nous explorons les derniers recoins de son antre, en vain. Soudain, semblant émaner de la coupole qui coiffe ce réduit, le bref écho d'un craquement sec !
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Ni une, ni deux : surmontant la répulsion que nous inspire ce sinistre escalier, nous en gravissons prudemment les degrés, persuadés de trouver la clef de l'énigme dans la tour à laquelle il mène.
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Bingo : nous voici au-dessus de la coupole ! Le craquement furtif de tout-à-l'heure, ce devait être cet escalier en bois ; notre fantôme a le pas moins vaporeux qu'on pourrait le croire...
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Un dernier raidillon de marches vermoulues permet d'accéder au toit – mais entre les degrés à clair-voie, un authentique revenant me fixe froidement de son regard de zombi. Je grimpe en vitesse !
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Hélas, un sourire cannibale aux lèvres, mon effroyable poursuivant apparaît aussitôt par la trappe béante, sa peau diaphane renvoyant une lueur irréelle – ange ou démon, je peine à trancher...
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Acculé à quelques centimètres du vide, je tente de conserver un semblant de décontraction – mais je cramponne mon poncho de poche, qui pourrait bien faire office de parachute le moment venu...
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Mais le monstrueux assaillant déjà se précipite sur moi – mes rotules me lâchent, je chavire, chute, chois puis gis tandis que des cohortes de Guaranis me lapident à coups de matés en peau de hérisson...
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« Eh, oh, Etienne, arrête de hurler et réveille-toi, bon sang ! A peine dans la bagnole et tu roupilles déjà... ça te prend souvent, des cauchemars à 11h du matin ? ». Le pavé paraguayen vous secoue trop les méninges...
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Nouvelle escale, pleine d'exotisme : une pyramide Maya, vestige du quartier général depuis lequel ce belliqueux peuple précolombien déclencha l'invasion des Malouines, en 1515.
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Désolé pour ceux qui se sont fait avoir : n'y voyez pas malveillance, nous voulions simplement raviver un peu votre curiosité... Mais de pyramide maya, juste le profil équivoque d'un mur édenté, rien de plus.
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Et ces ruines branlantes appartiennent à la Mission jésuite de la Santísima Trinidad del Paraná, elle-aussi dûment unesquisée.
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Si les dégradations causées par le temps {et le pillage} sont beaucoup plus avancées qu'à Tavarangüé, le plus grand raffinement de la finition rend cette mission d'autant plus précieuse.
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Même si de grands pans de mur demeurent vides, faute de temps, le maniérisme appliqué aux huisseries y est poussé à l'extrême, jusque dans la maçonnerie, habilement disposée en éventail.
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Et si on lève un peu le nez, on déniche, à la base de la corniche sur laquelle s'appuie la voûte, une frise remarquable, peuplée d'une ribambelle d'angelots musiciens ;
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à côté d'instruments classiques, tels l'orgue ou la harpe, la présence de maracas laisse imaginer quel put être l'apport indigène aux canons de la musique occidentale.
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Si les anges sont hors de portée des vandales, en revanche les saints ont fait les frais de bandeirantes sans foi ni loi, persuadés que les Jésuites avaient caché leur or dans les crânes des statues. Pure affabulation.
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Quant à cette monumentale chaire, sculptée dans le même grès caramel, il a fallu un travail de restauration acharné pour en ré-assembler les débris épars, et en restituer toute la massive délicatesse.
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Sous le chœur, la crypte est désertée. Non pas qu'elle ait été violée par quelques pilleurs de tombes, mais les dépouilles embaumées des pères ont été rapatriées en même temps que les vivants étaient expulsés.
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Vu depuis le cloître, on regrettera que la coupole se soit écroulée, point culminant d'un chef-d'œuvre architectural dû au grand Juan Bautista Prímoli1, dont le talent distingue Trinidad entre toutes les missions.

1 On doit à cet architecte jésuite d'origine italienne d'importantes réalisations sur le territoire de l'ex Vice-Royaume du Río de la Plata, notamment {outre la Mission de Trinidad} la cathédrale de Córdoba et l'ancien cabildo de Buenos Aires.

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En traversant le moelleux pré du patio, nous manquons de nous tordre une cheville dans ce curieux caniveau, qui, à en juger par le tronçon suivant, était naguère hermétiquement recouvert de dalles ;
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il conduit à la première des pièces du Colegio, où il traverse une sorte de piscine soigneusement dallée : jacuzzi ou système de chauffage central ? La question n'a pas encore été tranchée.
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Les marges du patio témoignent de la préciosité extrême qui, là encore, prévalut à la conception de la mission : cette coquette colonne féminine n'a rien d'une sainte martyre !
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Pareillement, les quartiers des indigènes firent l'objet d'une attention particulière, reliés entre eux par une “recova1” jalonnée de fleurs sculptées.

1 Recova = galerie couverte, bordée d'arcades, faisant généralement le tour d'une place.

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En retrait, la carcasse de l'église primitive ressemble à un gros myriapode avec ses contreforts en guise de pattes – la tête, les antennes roides, gît dans l'herbe, décapitée.
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A l'intérieur {si tant est qu'une église éventrée puisse offrir un “intérieur”}, une curieuse rigole traverse la nef sur toute sa longueur – le toit original, en bois, ne devait pas être très étanche...
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Mais il se fait tard, et une lumière rasante daigne enfin illuminer cette pluvieuse journée, auréolant les ruines de cette cité utopique – paradis deux fois perdu.
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Sur ces bonnes paroles, nous reprenons la route et terminons cet album comme nous l'avons commencé, en franchissant le Paraná, à hauteur d'Encarnación cette fois-ci –
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mais le pont international San Roque est engorgé : à l'autre bout, les douaniers argentins font du zèle et leurs fouilles tatillonnes engendrent un embouteillage de 2 heures.
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Pour tuer le temps, nous contemplons le crépuscule descendre sur Posadas, capitale de la Province de Misiones – le ciel d'orage n'augure rien de bon pour la suite du périple...
Le périple « La Quête du Maté » n'est pas terminé ; poursuivez l'aventure !

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