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“Barge et barrage”

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Le Paraná, majestueux, indolent et sage, roule son flot brun entre les nobles ramages qui peuplent ses rives sauvages. Rime à part, on n'y voit que dalle : il est 5h30, et nous nous apprêtons à embarquer...
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...sur ce sympathique rafiot qu'une lumière blafarde tire à peine d'une nuit impénétrable. Nous sommes à Puerto Reconquista, Province de Santa Fe, en partance pour Goya : autre rive, autre province.
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Une quinzaine de véhicules sont solidement arrimés sur le pont inférieur ; cela va de la vieille R12 rafistolée au camion à bestiaux, sans oublier notre chère brouette à nous, propre comme un sou neuf.
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Après que deux matelots se sont acharnés une demi-heure durant à débloquer le remonte-ancre grippé, nous prenons enfin le large ! « C'est une fameuse “balsa1” chargée comme un veau, hisse et oh ! Santafesino2 ! »

1 Balsa = bac, barge

2 Santafesino = habitant de la Province de Santa Fe

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Une bruine soutenue nous rabat vite le caquet, et nous trouvons refuge dans la bagnole – tu parles d'une croisière de charme ! Du reste, on n'y voit pas plus clair que dans le fond d'un maté. Patience.
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Bientôt, avec les premières lueurs d'une aube détrempée, la pluie cesse, et nous quittons notre habitacle bien-aimé pour assister depuis le pont supérieur à l'apparition pyromaniaque du Paraná.
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Tenez, vous voyez, qu'est-ce que je disais : majestueux, indolent et sage, les ramages, la rive sauvage : je ne mentais pas ! Le Paraná, plus lisse qu'un miroir, coule peinard dans le brouillard,...
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...à peine troublé par la molle sinusoïdale que le bac induit du bec sur son passage, à moins qu'il ne s'agisse de son sillage ? Poupe et proue, identiques avec leur ponton zébré, prêtent à confusion.
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Nous avons quitté la rive santafesina du Paraná pour voguer entre les îles qui encombrent le fleuve. La berge arbore un rempart de bambous, moins forêt vierge que réserve proprette.
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Sur nombre de ces îles, quelques habitations esseulées, assemblages de palmes et de bambous, sont le refuge de pécheurs indigènes, substrat du peuplement Guarani propre au nord-est argentin.
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Eh bien, mon cher Watson, nous y sommes : c'est en territoire guarani que nous résoudrons élémentairement l'énigme de la fabrication de l'ilex paraguariensis, autrement dit l'herbe à maté.
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Alors que nous sirotons notre décoction fétiche, pour tuer le temps autant que pour rester éveillés {et un peu aussi pour frimer}, le soleil a définitivement percé et chasse les nuées matinales.
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Nous grimpons derechef sur le pont supérieur, via l'escalier escarpé. L'ombre du navire se découpe nettement sur les eaux brunes du fleuve, charriant les terreaux ferrugineux du nord latéritique.
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Soudain, au détour d'un méandre, nous débouchons sur le bras principal du Paraná et l'horizon s'élargit brusquement, justifiant l'étymologie tupí du fleuve : “comme la mer”, par l'ampleur.
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Des dizaines d'oiseaux ratissent la surface en formation serrée, jusqu'à ce que le ronronnement de notre hélice viennent les indisposer et les fasse regagner les hauteurs célestes, emportant le produit de leur pêche.
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Notre pavillon argentin claque ostensiblement au vent, alors que nous nous apprêtons à aborder la Province de Corrientes, qui en maintes occasions fut retorse à la domination portègne1.

1 Corrientes fut l'une des provinces fédéralistes les plus acharnées, prenant à diverses reprises les armes contre Buenos Aires, que ce soit avec la Ligue des Peuples Libres, sous la férule d'Artigas, ou durant l'éphémère République d'Entre Ríos, incarnée par “Pancho” Ramírez, ou plus tard sous le gouvernement de Pedro Ferré.  Récemment, en 2004, de profondes velléités identitaires ont institué le Guarani comme deuxième langue officielle de la province, imitant en cela le statut linguistique de son voisin le Paraguay – nouvelle preuve de défiance vis-à-vis de la très gringa Capital Federal.

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En ce qui nous concerne, l'invasion cordobaise est imminente : après trois heures et demie de paisible navigation, nous avons franchi les quelques 10 km de large du fleuve. Le débarcadère de Goya est en vue.
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A vos marques... {Attention aux faux départs : le conducteur du gros Mercedes rouge a passé tout le trajet derrière son volant, à téter sur son maté, prêt à enclencher la première sitôt arrivé} – Prêt ?...
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Partez ! Dans un sanglot déchirant de la boîte de vitesses, relayé par le gémissement bouleversant de toute la transmission, le gros Mercedes s'élance à plein pot, talonné par la bétaillère.
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En queue de peloton, nous quittons la barge comme à regret, excités cependant à l'idée du périple qui nous attend dans cette vaste Mésopotamie, retranchée derrière le Paraná !
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« Dis, Nico : t'as prévu qu'on repasse par là, au retour ? Je dis ça comme ça, c'est juste que s'il faut réserver une des deux barges, on devrait peut-être s'assurer d'opter pour la moins vétuste... ».
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En contrebas de la digue que nous empruntons pour gagner Goya, un épais nuage de fumée interpelle notre curiosité : dans ce four rudimentaire cuisent des briques fraîchement façonnées.
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A proximité, étalé sur plusieurs centaines de mètres carrés, le produit d'une précédente fournée fait la crêpe au soleil, tantôt sur la tranche, tantôt sur le plat, à différents stades d'un séchage capricieux.
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Entre effet d'optique et bluff cinétique, ce clair-obscur feinte la rétine, et le photographe s'emploie à figer cette composition improvisée que l'on attribuerait volontiers à Vasarely !
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Cependant, quelques ouvriers s'appliquent à ôter les bâches : ici plus encore qu'à Reconquista, l'aube a été orageuse et des trombes d'eau sont venues perturber l'activité.
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Si notre objectif indélicat en intimide certains, rien ne sert hélas de se voiler la face – derrière son pupitre, nul écolier : en Argentine, le travail infantile est monnaie courante, ici comme dans les bidonvilles.
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Nous poursuivons jusqu'à Goya, où le déluge nocturne a passablement inondé la ville, sans que cela perturbe outre mesure les riverains, par ailleurs coutumiers des crues du Paraná.
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Goya est un important centre de l'industrie du tabac, qui supplante même l'industrie du maté dans cette province pourtant emblématique. Nous faisons halte devant la Coopérative, non sans attirer l'attention.
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Les producteurs correntinos restent en grande majorité de petits exploitants, qui cultivent leur parcelle familiale, et apportent le produit de leur récolte à la fabrique, avec les moyens du bord.
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A voir Nico mitrailler sans relâche la moindre botte de tabac, et intriguée par son look de citadin1, la troupe des planteurs ne tarde pas à lui demander s'il bosse pour Clarín ou La Nación !

1 Nous sommes partis jeudi soir de Córdoba, sitôt Nico sorti du boulot ; pas le temps d'enfiler short et T-shirt !

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Nous filons ensuite sur Ituzaingó, où nous aurions pu manger chez Napoléon “B” {qui pointe le bout de son nez et nous révèle son vrai patronyme}, si nous n'avions auparavant gobé une infâme pizza.
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Ituzaingó, au demeurant un village charmant, vaut surtout pour son attraction phare : le barrage de Yacyretá, dont nous consultons la maquette au Centre des Visiteurs, avant d'entreprendre la visite guidée.
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Quelques pas dans le musée nous instruisent de l'exploit colossal qui a consisté à déverser ces tonnes de béton armé en lieu et place des chutes d'Apipé.
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Question environnement, on a pris soin de transférer 11.000 exemplaires de 110 espèces dans les 120.000 hectares de l'Aire Protégée. Quant à l'espèce humaine, ce sont 40.000 individus qui ont dû être expropriés et déplacés.
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Notre guide développe : « La construction s'est étendue de 1983 à 1994, employant jusqu'à 8.000 personnes au plus fort des travaux, qu'il a fallu loger avec leur famille dans des cités bâties en un éclair ».
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Du musée, un bus nous a transportés jusqu'au barrage. Nous sommes désormais à la frontière avec le Paraguay, propriétaire pour moitié de l'ouvrage, dénommé “Entité Binationale Yacyretá”.
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Une écluse permet aux bateaux de continuer à accéder aux ports paraguayens, en amont. Pour son remplissage, 10 minutes suffisent, mais le trafic n'excède guère les deux embarcations par semaine.
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De part et d'autre, un dénivelé de 17 mètres, que le projet initial prévoit de porter à 22, sans quoi la centrale ne fonctionne qu'à 65% de ses possibilités. Une goutte d'eau, qui nécessite de noyer des milliers d'hectares supplémentaires1.

1 Y compris quelques pâtés de maisons de la banlieue d'Encarnación, importante ville paraguayenne ; les travaux sont en cours pour endiguer le surplus, mais de nouveaux déplacements sont à l'ordre du jour. L'Argentine presse le Paraguay d'achever les préparatifs ; mais la récente élection du populiste Lugo à la présidence paraguayenne pourrait bien retarder l'échéance...

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A l'heure actuelle, le lac artificiel, contenu par 64 km de digue en béton, s'étend sur 1800 km², autrement dit 9 fois la superficie de Buenos Aires {ou 18 fois celle de Paris intramuros}.
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Perpendiculaire à l'écluse, voici comme qui dirait la soupape de sécurité : un front de 18 portes dont l'ouverture permet de relâcher le trop plein d'eau provoqué par une crue ou des précipitations diluviennes.
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Chacune de ces immenses trappes est actionnée par une paire de vérins, qui permettent d'en doser l'entrebâillement avec une infinie subtilité {ou de tirer la chasse un bon coup}.
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Dans la continuité, voici la centrale hydroélectrique proprement dite : cette nef de 816 mètres de long pour 80 de large couve une crypte de 50 mètres de profondeur.
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Sous chacune des 20 chapes rouges loge une turbine monumentale, dont l'hélice est entraînée par un débit cataclysmique de 800.000 litres par seconde ! Rotor et stator se chargent de convertir cette furie en électricité.
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Cette photo d'archive, piratée dans le musée, donne une idée précise de la taille du gosier et de la glotte d'une de ces Charybde d'acier. Il a fallu 4 ans, de 1994 à 1998, pour mettre en service chaque turbine tour à tour.
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Une fois ressortis de la centrale, dont on aperçoit la façade à droite, nous nous penchons par-dessus le bastingage, comme nous y invite notre guide. En contrebas, nous découvrons...
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...l'entrée de l'un des quatre “ascenseurs à poissons” ! Un véritable aquarium permet de hisser la poiscaille jusqu'à la retenue, de sorte qu'elle puisse accomplir sa migration à contre-courant.
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Au-dessus de nos têtes, un arc triomphal de pylônes distribue les 13.000 gwh annuels {soit 18,6 fois Serre-Ponçon} entre l'Argentine et... l'Argentine : le Paraguay, très peu gourmand, laisse sa part à son voisin.
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Nulle générosité, mais une dette à rembourser : le Paraguay n'a pas déboursé un seul dollar pour la construction du barrage, et est donc redevable à l'Argentine de lui avoir bâti la poule aux œufs d'or ! {voir explications financières sur la fiche du Barrage de Yacyreta}
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Les bons comptes font les bons amis, et, malgré des divergences récurrentes entre les deux gouvernements, ingénieurs argentins et paraguayens, à effectifs scrupuleusement égaux, travaillent bras dessus bras dessous !
Le périple « La Quête du Maté » n'est pas terminé ; poursuivez l'aventure !

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