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“Les wagonnets du Famatina”

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Chilecito, bourgade léthargique écrasée de torpeur sous le soleil de La Rioja. Relique de la frénésie d'antan, la voie ferrée édentée est désaffectée depuis belle lurette.
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Les installations, toutes plus désuètes les unes que les autres, datent d'un autre âge, un âge d'or, celui où tout en Argentine semblait possible – pourvu que les capitaux britanniques affluent...
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Au début du XXème, Chilecito était un centre industriel de petite taille mais de grande importance. En témoignent ces toboggans qui chargeaient à la chaîne les innombrables wagons en partance pour la lointaine Buenos Aires, à 1200km de là.
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Cette gare d'un genre particulier, terminus d'un des plus longs téléphériques du monde, est désormais classée au patrimoine historique national, et le minerai – la précieuse cargaison – n'arrive plus jusqu'à Chilecito...
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Depuis les installations vétustes et branlantes, l’œil remonte le câble rouillé, tâchant d'en apercevoir l'origine. Peine perdue : la mine dont il provient se situe à l'horizon, tout là-haut dans cette chaîne du Famatina dont la silhouette floue se découpe dans le ciel brumeux...
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Et c'est pour atteindre cette mine mystérieuse que nous voici embarqués à bord d'un Land, remontant la gorge du Río Amarillo qui barbouille les flancs du Famatina.
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En chemin, nous croisons d'insolites vestiges apparemment précolombiens, qui nous rappellent que le filon minier était connu des autochtones avant l'arrivée des Espagnols. Il semblerait que les Jésuites aient un temps exploité la mine.
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Le Río Amarillo, lui, n'a pas volé son nom ! Le Grand Canyon a-t-il attrapé la jaunisse ? La toponymie plus poétique l'a baptisé Cañón del Ocre.
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Bientôt, la piste dispute son tracé au cours caillouteux du río, et nous rions... jaune, forcément. Le Land, de son rythme tranquille, fait son bonhomme de chemin sans frémir.
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Alors que le paysage commence à s'évaser, nous faisons une halte technique au Campement Cueva de Perez. Toute cette flotte jaunâtre m'a donné des envies...
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Puis on repart, observant par le hublot de notre navette spatiale que la Lune est en vue ; atterrissage imminent...
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Voici enfin le terminus. Celui de notre trajet en Land, comme celui du long téléphérique qui, se moquant des gorges et des crêtes, est monté en ligne presque droite depuis Chilecito.
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Nous sommes à 4401 mètres d'altitude. Ici s'achève le téléphérique minier, en sa neuvième et dernière station. Ici commence la mine “La Mejicana”, réseau labyrinthique de galeries désormais à l'abandon.
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Voici justement Charles Bronson qui s'en revient d'un boyau, après avoir accompli ce qui ressemble fort à un petit forfait... Le minerai n'est pas perdu pour tout le monde...
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Un petit coup d’œil à l'intérieur. On se croirait décidément au Far West, et le contraste avec le téléphérique somme toute assez “moderne” est frappant. C'était pourtant l'accès aux deux principales veines du filon.
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Un filon de quoi, au juste ? Je ne sais si ce petit matériel glané derrière Charles Bronson est bien représentatif, mais on en extrayait naguère un aggloméré de cuivre et d'or où ce dernier était en concentration appréciable ;
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mais pas suffisamment toutefois pour qu'au fil du temps l'entreprise soit bel et bien rentable. Fondée dès 1807 par un entrepreneur visionnaire {ou complètement barge} d'origine mexicaine {d'où le nom}, on y extrayait d'abord de l'argent, de façon plus ou moins artisanale.
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Mais dès la fin du XIXème siècle, alors que l'Argentine s'éveillait au capitalisme international {et s'endettait pour les siècles des siècles...}, de plus ambitieux projets se faisaient jours...
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En vue d'exploiter industriellement la mine, le gouvernement argentin fit construire ce téléphérique sisyphéen, qui devait se révéler un gouffre financier. Après 20 ans d'exploitation, on mit sagement la clef sous la porte, en 1923.
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Bien. Parfait cette petite visite. Très instructive. C'est pas tout ça – où est-ce qu'on mange ? Il est parti où, le Land ? Ah, on prend le téléphérique pour rentrer à Chilecito ? Non ? Comment ça on redescend à pied ? C'est une blague ??
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Évidemment, il fallait qu'on se rende intéressant... Ou que l'on pousse la curiosité jusqu'au bout... Aussi décidons-nous {avec moins d'improvisation que ce récit le laisse penser} de faire un bout de chemin avec le téléphérique, dont nous allons suivre le câble tant bien que mal...
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Pour ce faire, nous empruntons le sentier qui fut taillé au préalable afin de permettre la construction de l'ouvrage, entre 1903 et 1905. Une époque où, cela va sans dire, camions et tractopelles étaient encore inconnus...
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C'est donc à dos de mulets que l'on convoya les différents éléments : piliers, câbles, maçonnerie pour les remblais et les stations, dynamite... Un authentique exploit qui coûta la vie à plus d'une bête et à bien des hommes aussi...
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Jugez-en à l'état du sentier... Voilà qui ne nous met guère en confiance pour la suite du programme, qui doit s'étirer sur 3 jours ! Mais voici déjà la station n°8, “Los Bayos”, à 4372 mètres d'altitude.
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A l'intérieur de la station, les machines sont toujours là, poussiéreuses et antiques, mais bien en place. On jurerait qu'elles vont s'ébranler d'un moment à l'autre... On reparlera plus loin du système de fonctionnement des différentes stations.
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Contentons-nous de gloser cette petite plaque, qui mentionne “Chemins de Fer de l'État” ; en effet, si le téléphérique fut financé par des capitaux britanniques et construit par une société allemande {Adolfo Bleichert}, il fut ensuite remis aux autorités nationales, qui en louèrent les services à la “Famatina Development Corporation”, première société, anglaise, à exploiter la mine.
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Mais ne nous attardons pas davantage sur ce promontoire battu par les vents ; une petite prière à Sainte Barbara, blottie dans sa niche, sait-on jamais, ça peut toujours servir sur la route...
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Car notre affaire se corse dangereusement... Le sentier, toujours aussi mauvais, emporté par endroits, aborde sa partie la plus pentue... Notre guide nous informe d'un grand éboulis instable à franchir, suivi du dénommé “Puits des Âmes”. Je sens la mienne se décheviller brusquement.
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Une fois franchi l'éboulis, avec moins d'encombre qu'imaginé, nous découvrons en face la maigre corniche par laquelle nous allons bientôt devoir... ramper ?? Et le Puits des Âmes, alors ? « Ah, c'est là-bas, réplique notre guide ; là où la corniche s'est totalement effondrée ».
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Une bonne heure plus tard... Nous sommes ressortis vivants du Puits des Âmes, sans y avoir laissé la nôtre. Le photographe n'a pas eu le cran de lâcher les menues aspérités de la parois auxquelles nous nous cramponnions, au moment où nous enjambions un à-pic de plusieurs centaines de mètres. Pas de photo, donc.
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Le soir dégringole. Les nuages grimpent. A la lisière de cette collision crépusculaire, la station n°7 “Calderita Nueva” sera notre gîte pour la nuit, à 3908 mètres d'altitude. Cette station très exposée aux éléments a la réputation d'être la plus froide de toutes.
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Nous nous installons tant bien que mal pour la nuit, dans les carrées austères où vivait le personnel1 en charge de cette station. Pas de douche, plus de toilettes, mais quelques souris.

1 Personnel employé par les Chemins de Fer de l'État, donc. La compagnie minière, elle, ne faisait qu'exploiter la mine, au terminus du téléphérique, et payait à l'État un forfait annuel pour le transport du minerai et du ravitaillement. Au plus fort de l'exploitation, le téléphérique employait 110 techniciens : machinistes, ingénieurs, manutentionnaires...

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Le lendemain. Les nuages se sont dissipés, et nous jetons un œil satisfait sur le parcours accompli la veille : le plus dur a été fait. En vain guettons-nous les stations 8 et 9, englouties par le Famatina.
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Avant de reprendre la route, nous faisons le tour du propriétaire. Dans la salle des machines, voici l'antique chaudière à bois ; elle mettait en mouvement une section seulement du téléphérique, qui en comptait 6 {et autant de chaudières}.
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Entre deux sections, comme ici à la station n°7, il fallait transborder les wagonnets d'un câble à l'autre – entre le débrayage et le rembrayage, les ouvriers devaient les pousser manuellement.
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Ainsi, d'un bout à l'autre du téléphérique, il fallait compter 225 minutes, ce qui était somme toute assez rapide si l'on considère le dénivelé de 3325 mètres et la distance de 34km. Avec tout ça, nous voici déjà arrivés à la station n°6 “El Cielito”, à 3248 mètres d'altitude.
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On a entamé ce coin de montagne pour gagner quelques mètres de câble ; les wagonnets se faufilent dans la faille étroite, rasant les bords. Au loin, on devine la vallée de Chilecito, notre destination... Mais on n'y est pas encore...!
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Le paysage, cependant, évolue sensiblement. La végétation commence à poindre modestement, l'écosystème devient plus amène. Un ru aimable nous barre la route alors que nous apercevons la station n°5...
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Profitons-en pour faire un brin de toilette bien mérité, et pour flemmarder au soleil... Ensuite de quoi, pour la première fois depuis le départ, il va falloir monter un peu...
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Et c'est l'heure du déjeuner à la station n°5 “Cueva de Romero” {2673 msnm}. C'est la seule station, hormis les deux extrémités, qui ne possède pas de chaudière ;
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on ne faisait qu'y transborder les wagonnets, par l'intermédiaire d'un rail en pente douce, bien visible ici. Au-dessus s'élèvent les contrepoids des deux sections à la jonction desquelles se trouve la présente station.
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Au plus fort de l'activité, la capacité de transport du téléphérique atteignait les 25 tonnes à l'heure en descente, et 15 tonnes en montée – car tandis que le minerai descendait, montaient vivres, équipements et personnel...
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Sur leur flanc rouillé on voit encore le sceau de fabrication de la société Bleichert déjà mentionnée, qui sortit l'intégralité du téléphérique de ses ateliers de Leipzig, avant de remonter ce puzzle démentiel à l'autre bout du monde...
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Allons bon ! Voilà-ti pas que la vallée se couvre d'une masse épaisse de nuages d'un gris désespérant... Notre moral chancèle... Mais il faut repartir, car nous devons être à la prochaine station pour la nuit...
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Malheureusement, nous nous retrouvons rapidement immergés dans un brouillard opaque et saisissant qui engourdit notre sens de l'orientation, mis à mal par quelques bifurcations intempestives ; et nous perdons le sentier à deux reprises...
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C'est avec soulagement que nous retrouvons bientôt notre fil d'Ariane, émergeant de la purée comme par enchantement ; et la surprise est d'autant plus grande que le téléphérique adopte un tour inattendu...
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Le voici qui s'engouffre dans un tunnel d'une bonne centaine de mètres de longueur – au moins, on risque moins de se perdre ! Et nous nous y précipitions sans trop regarder où l'on met les pieds – attention, malheureux !...
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A l'entrée du tunnel, comme tendu en embuscade, une fosse vertigineuse s'ouvre sous nos pieds ! Ce sont les contrepoids qui s'y balancent, au terminus d'une nouvelle section.
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Car le tunnel, en effet, est entièrement déconnecté du circuit ! Il fallait donc pousser les wagonnets tout du long des deux rails, jusqu'à l'autre extrémité où ils étaient de nouveau arrimés à une nouvelle section.
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A la sortie du tunnel, nous parvenons à la station n°4 “Siete Cuestas” {2529 msnm}. La nuit est tombée, et nous dînons à la lueur des bougies, en attendant celle de l'aurore.
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La voici qui pointe à l'horizon, après une nuit agitée, intempestivement troublée par l'onde unique et renversante d'un petit séisme dont l'épicentre apparemment lointain laissait toutefois planer quelque doute quant à d'éventuelles répliques plus proches...
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La montagne est toujours là, les wagonnets n'ont pas valdingué dans le vide, le ciel même s'est gentiment dégagé pour la bonne cause ; tout va bien, donc.
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Et nous quittons la station n°4 pour une dernière journée de marche, alors que le sentier sombre dans une enquiquinante masse de fourrés griffus et chatouilleurs...
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Pour corser l'affaire, ces deux jours de pure descente commencent à poser problème ; les rotules grincent et, plus préoccupant, les ongles des pieds rognent vainement la couture des chaussures...
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A midi, je peux déjà faire mon deuil des ongles de mes deux gros orteils, qui baillent à l'envie en bavouillant de petits filets de sang. Clopin-clopant, je ne me délecte pas moins de ces splendides bouquets de hierba de la pampa – même pas mal !
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Les larmes aux yeux, je vois péniblement les stations ne défiler que fort lentement : la n°3 “El Parón” me semble hors de portée, à califourchon sur ses 1963 mètres d'altitude encore... Ah, mais il paraît qu'on vient nous chercher en Land à la n°2 ?! Courage...
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Déjà, nous atteignons les premières habitations, et le sentier à présent se déroule presque à plat, en fond de vallée ; ce replat est un soulagement merveilleux pour mes petons sanguinolents...
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J'en glouglouterais de bonheur !
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Enfin, à 1537 mètres d'altitude, nous atteignons le terme de notre équipée : la station n°2 “El Durazno” et, miraculeusement, je retrouve la pêche1 ! En toile de fond, le Famatina nous semble bien loin et bien haut...

1 C'est le sens du mot durazno !

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Ah mais !? Si on me l'avait proposé, je n'aurais pas hésité un instant !... Ces nacelles transportant jadis le personnel ont été momentanément remises en service dans les années 90 ; deux touristes étant décédés à la suite d'une vilaine chute, on a jugé préférable de ne pas insister. J'en ferai autant, donc.
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Cette station numéro 2 fait par ailleurs office d’aiguillage. En effet, avant d'achever son voyage jusqu'à Chilecito pour y être transbordé dans des wagons plus importants, le minerai était momentanément dévié vers une station intermédiaire...
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Ce téléphérique annexe conduisait à la fonderie de Santa Florentina ; le minerai y effectuait un aller-retour de 800m, que nous effectuerons quant à nous avec un véhicule de l'agence, qui est venue nous récupérer.
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Voici donc Santa Florentina, où le minerai subissait enfin, après tout ce tralala dans les airs, un premier processus de purification, traitement préliminaire à son transport pour Buenos Aires et la lointaine Europe, sa destination ultime.
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Au pied de la cheminée, les déchets de la fonte se sont amoncelés en une imposante falaise de scories industrielles. Ce qui fut jadis la plus grande fonderie du pays, et employait jusqu'à 1000 personnes, est aujourd'hui un vaste champ de ruines.
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Nous rentrons tranquillement vers Chilecito et sa station n°1, méditant sur ces formidables entreprises humaines, colossales et... insatiables – car déjà, appâtés par les cours frénétiques des métaux, d'aucuns songent à rouvrir la mine de La Mejicana... Le téléphérique reprendra-t-il jamais du service ?

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