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“Les animaux malades de la sécheresse”
1 « Mais si ! Regardez le tampon : on est entrés par la Bolivie, je vous assure qu'il y a un poste frontière, à l'autre bout du Chaco ! ». Sitôt prononcé le toponyme maudit, on nous valide nos passeports plus vite qu'à des pestiférés. |
2 Côté argentin, en revanche, on s'attarde suspicieusement à fouiller nos équipages. Puis, nous filons rapidement par la RN11, et une heure plus tard Formosa nous accueille à bras ouverts {en croix}. |
3 En face, de l'autre côté du Río Paraguay, la ville paraguayenne de “Juan Bautista Alberdi” reluque envieusement cette rive-ci, sur laquelle elle dut abandonner toute prétention au lendemain de la Guerre de la Triple Alliance. |
4 Avec cette maigre frange de Chaco, le Paraguay renonçait surtout à une ressource naturelle de première importance : des hectares et des hectares de quebrachales1, où prolifèrent de curieux igloos de briques. 1 Quebrachal = étendue peulée de “quebrachos”, arbres chaqueños par excellence. |
5 Dans ces fours en terre cuite, des fagots de quebrachos sardinement tassés attendent l'allumette qui les transformera en un charbon particulièrement prisé pour sa combustion lente et très calorifère. |
6 Mais ces dernières années, avec le boom du soja, les quebrachales ont souffert d'une déforestation avide de nouveaux espaces à ensemencer, et de nombreux fours ont été reconvertis en rustiques pieds-à-terre. |
7 A San Francisco del Laishi, la propriétaire d'une de ces étranges cahutes nous interpelle amicalement et insiste pour que nous visitions sa modeste demeure ; avec un peu d'astuce et pas mal de souplesse, on peut y habiter confortablement ! |
8 Étant entrés dans la Province du Chaco, nous arrivons au Parc National éponyme, dont la mascotte est un carayá1. Cet individu de carton est hélas le seul que nous aurons la chance de voir. 1 Également appelé alouatta ou “singe hurleur”. |
9 Mais primo, à table ! Un agneau charnu et luisant, des empanadas fraîchement sorties de la friteuse : voici les restes d'un anniversaire, que nous avons pu glaner chez l'habitant, à l'entrée. |
10 Après une indispensable sieste, nous nous aventurons dans le parc proprement dit, à la découverte d'une nouvelle variante marécageuse et touffue du chaco : l'Húmedo. |
11 L'arbre emblématique en est le robuste quebracho colorado chaqueño, pompeusement bombardé “arbre forestier national” – |
12 une sorte de dédommagement en vertu du génocide auquel la massive et lucrative industrie du tanin le soumit durant des décennies, ravageant de larges pans de Chaco. |
13 Au chapitre de la faune, nous consultons la carte des hordes œuvrant dans les parages ; mais les bestioles sont généralement d'une farouche discrétion. |
14 N'ayant pu mettre le grappin sur le moindre coatí, ni récolter ne serait-ce qu'un poil {de carotte} d'aguará guazú1, ni même humer le doux fumet d'un pécari, nous tentons notre chance à la Lagune des Yacarés. 1 Aguará Guazú {Chrysocyon brachyurus} : grand canidé sauvage {75cm au garrot, 130cm de long}, au pelage roux {mais ses pattes sont comme recouvertes de longues chaussettes noires} ; son museau rappelle celui du renard. Il est également appelé “loup à crinière”. |
15 Mais cette pataugeoire fétide dont les caïmans sont d'ordinaire si friands fait bien peine à voir, tant la sécheresse qui accable le nord-est argentin depuis des mois a détérioré ce cadre crocodyllique. |
16 Quant à la Lagune des Carpinchos, nul gros rongeur ne daigne y pointer le bout de son museau, pour la simple et vitale raison que ses berges à peine moins gâtées sont squattées par un sacàmanuïdé sans scrupules. |
17 Sur le point de ficher le camp de ce parc naturel en bien piteux état, nous déboulons sans crier gare au beau milieu du tournage de “Bambi 3, la Vengeance”. « Coupez ! » – nous muselons notre moteur... |
18 Nul doute que cet altier guazuncho, avec ses yeux au beurre noir, ne nous mijote une sale entourloupe ; il bredouille une avanie sémaphorique de ses oreilles décollées, puis décampe veulement. |
19 Demeurés sur notre faim de safari, nous nous résignons à gâcher la fin de notre périple en terminant déconfits au “Complexe Écologique Municipal” de Presidencia Roque Sáenz Peña1. 1 C'est le nom de la deuxième ville de la Province du Chaco ; elle compte 76.000 habitants. Son nom rend hommage au Président de la Nation Roque Sáenz Peña, fameux pour avoir imposé la Loi Sáenz Peña de 1912. Celle-ci a réformé le système électoral du pays en instituant le vote secret et obligatoire, mettant ainsi fin à des décennies de fraudes et d'accaparement de la vie politique par l’aristocratie argentine. Sa conséquence directe et fracassante fut l’élection du radical Hipólito Yrigoyen à la présidence, en 1916. |
20 Derrière cette dénomination ronflante se cache un vulgaire zoo de seconde zone, avec ses cages à lapins pour piafs clownesques, pauvres tarés bien assez stupides pour s'être laissés foutre en tôle ! |
21 Euh... Je... C'est que... Enfin je vous prie de bien vouloir m'excuser, si ma regrettable désinvolture vous a froissé, cher Toucan, vous me voyez confus, de grâce ne me toisez pas ainsi – je ne sais vraiment plus où me mettre... |
22 Et allez, évidemment : tout de suite, on m'en fait un spectacle, et ces perruches qui bavassaient à qui mieux mieux voilà qu'elles se sont tu, brochette de commères aux aguets, de quoi je me mêle ? Oust ! |
23 Il y a des fois, je voudrais être un hippopotame et avoir la faculté d'engloutir ma honte dans un bassin d'eau fétide, et me caparaçonner d'une couche d'immondices pour repousser qui me cherche des puces ! |
24 Du reste, il est vrai que ce zoo n'est pas aussi délétère que j'eus l'arrogance de le supputer. Regardez-moi ce beau brin d'anaconda qui s'ébat benoîtement et se bidonne dans les hydrophytes. |
25 Et ceux-là, croyez-vous qu'ils soient à plaindre ? Ils se vautrent dans une bamboula débridée, ça fait dix fois que la chenille redémarre et qu'ils queue-leu-leutent comme des beaux diables ! |
26 Mar del Plata1 en été : le lopin de plage est cher, et les baigneuses sont au coude à coude à marée haute, dans leur deux-pièces blindé – la mode est au tatouage. 1 La grande station balnéaire populaire d'Argentine, sur l'Atlantique, à 400 km au sud de Buenos Aires. |
27 Mais tous n'ont pas la chance de pouvoir s'éclater en bord de mer, et le moins que l'on puisse dire c'est que ça ne fait pas marrer les maras, qui vous tirent une de ces tronches de chiens battus ! |
28 Pareillement, on tourne en rond chez les ñandúes, encore que cette demoiselle au port de tête effrontément chaloupé tue le temps en esquissant de frénétiques déhanchés de french-cancan. |
29 Visiblement bouleversé par ce spectacle pathétique d'une incurable sénilité, cet águila mora, le plumage triste comme une toiture d'ardoises sous la pluie, s'abîme dans une profonde schizophrénie. |
30 Ne se résignant pas à croupir parmi ces taulards dépressifs, un saïmiri1 hyperactif s'évertue à apitoyer le visiteur : ayant vainement tenté d'arracher sa grille, il joint théâtralement ses menottes en une poignante supplication. 1 Également appelé singe-écureuil, le saïmiri {ici, l'espèce boliviensis : “de Bolivie”} est un des primates les plus grégaires d'Amérique {si l'on excepte l'homme…} : il évolue généralement en horde de 30 à 70 individus ; on comprend le désarroi de cette pauvre bestiole condamnée à la solitude ! |
31 « Vos papiers, s'il vous plaît ! ». Ça ne rigole pas ; il a dû nous voir tirailler sur la cage ; ces jabirus sont des sales kapos, bouffis d'orgueil dans leur uniforme... C'est à croire que c'est nous qui sommes enfermés ! |
32 Sans demander notre reste, nous nous taillons en vitesse, palmier haut penché – tant pis pour le délit de fuite. Le soleil, après tout, brûle bien les feux rouges ! |