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“L'évangile selon San Antonio”

Ce carnet de voyage fait partie d'un périple plus vaste. Reprenez-le depuis le début ! C'est ici : « La Quête du Maté ».
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Mercedes, petite ville de province qui fleure bon les llanos, ces immenses prairies de la Mesopotamia où paissent les troupeaux et vaquent les gauchos.
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La place centrale est un havre de farniente, bordé de bâtiments aux suaves façades, parmi lesquelles se distinguent le mauve charnel et les obus insolites de Notre Dame de la Merci.
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Le bâtiment des Eaux Provinciales, artistement défiguré par son enseigne, est un archétype de l'architecture litoraleña1 avec ses moulures abondantes et son couronnement en balustrade.

1 Litoraleño,a = qui se rapporte au “Litoral” argentin, autrement dit aux provinces baignées par le fleuve Paraná.

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Tout aussi archétypique de l'Argentine en général, un glacier propose ses parfums traditionnels à la clientèle dominicale : dulce de leche1, crème du ciel, mantecol2, sabayon, kinotos au whisky, etc.

1 C’est la “douceur” nationale en Argentine {mais on la retrouve également dans la plupart des pays sudaméricains} : il s’agit de ce que nous appelons “confiture de lait” en France ; les Argentins en font un usage excessif : la moindre pâtisserie en est fourrée, le moindre dessert en est badigeonné, le moindre pancake en est tartiné, et les glaciers proposent toujours plusieurs parfums à base de dulce de leche. Pas dégueu…

2 Golosina {gourmandise} industrielle favorite des enfants, c’est une sorte de turrón –il est fabriqué à Río Segundo, province de Córdoba. Une véritable fierté nationale.

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Le vrai gaucho, lui, ne s'abandonne pas à ces décadents plaisirs urbains, et traîne ses espadrilles aux abords de la vinothèque, quitte à trouver porte close. Poor Lonesome Cowboy.
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Des confrères plus avisés, arborant leurs atours les plus séduisants, trouvent leur bonheur parmi ces échoppes qui, à quelques kilomètres de Mercedes, s'agglutinent tel un bidonville au bord de la Nationale 123.
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Dans ce dédale de tôle et de pisé, les débits de boisson et les friteries ne manquent pas, non plus que les retransmissions footballistiques ; la boina, traditionnel béret du gaucho, a parfois des accents reggae.
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La viande de Mercedes est de réputation nationale, et à quatre heures de l'après-midi on se laisserait volontiers aguicher par les effluves de côtelettes, saucisses, boudins, tripes, etc.
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Si le cœur ne vous en dit pas, nous vous invitons à fuir parillas et tourne-broches et à prendre en filature la boina de votre choix, pour atteindre le Saint des Saints de cette curieuse foire d'empoigne.
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Voici le sanctuaire de Gauchito Gil, épicentre mortuaire d'un phénomène populaire d'ampleur nationale, temple du fétichisme vermillon et de la dévotion tatillonne, survivance irascible du paganisme indigène.
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Au centre de cette chapelle bâtie de bric et de broc, quelques pèlerins, venus en voisins quémander faveurs et assistance, assaillent l'effigie du débonnaire protecteur et s'abîment dans une calme vénération.
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Autour du sévère tombeau, frangé d'un tapis cramoisi de chandelles, l'étroit déambulatoire est engorgé d'aficionados impatients d'épingler leur contribution sur cette iconostase de fortune.
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Une kyrielle de grigris, fanions, rubans, talismans de tout acabit, recouvre le moindre interstice, s'accroche à toutes les saillies, bariolant l'antre sacré d'un infernal chromatisme sanglant.
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Dans l'enceinte restreinte du sanctuaire, le business des amulettes est assuré par un clan d'éphèbes gouailleurs, tout à la fois camelots, mendigots et angelots, gardiens jaloux de l'idole rebelle.
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Mais une question demeure en suspens : qui donc était le Gauchito Antonio Gil ? L'iconographie abondante suggère diverses hypothèses : héros de bande-dessinée doté de super-pouvoirs ?
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Prophète schismatique d'une doctrine tirée par les cheveux ? Saint patron d'une chapelle bolchevique ? Ou l'un des nombreux martyrs assassinés froidement par telle junte militaire paranoïaque ? Rien de cela.
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Prototype hippie du hippisme épique de la Pampa ? Gigolo glamour parangon de grâce et d'élégance ? Boy-scout fashion fasciné par le Che ? Nabi bambocheur, ou évangile Gil ? Rien de tout cela non plus.
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Ex-membre des Village People ? Diplomate onusien peace and love ? Fils caché de Conan le Barbare ? Décidément, on se perd facilement en conjectures dans cet univers polyfacétique...
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Et la vérité, entachée de nombreuses incertitudes et affabulations, tient un peu de tous ces personnages à la fois. Né en 1847, le jeune Antonio Gil mène d'abord l'existence libertaire des gauchos ;
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puis, à la veille de la Guerre de la Triple Alliance, il est enrôlé dans l'armée fédérale qui fait route vers le Paraguay. Retors à la discipline, il ne tarde pas à se faire la belle et rentre au pays correntin.
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Traqué, le déserteur survit de charité et de rapine, partageant volontiers ses prises avec ceux qui l'hébergent et le cachent ; il acquiert ainsi une réputation de Robin des Bois au grand cœur.
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Rattrapé par la justice en 1878, il est pendu par les pieds aux branches d'un algarrobo, à l'emplacement de l'actuel sanctuaire, avant d'être égorgé. Ici finit la légende et commence l'hagiographie –
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car, au moment de rendre l'âme, Gil prie son bourreau d'enterrer son corps, au mépris du règlement ; il lui assure qu'en retour il guérira son fils, gravement malade. Le bourreau fossoie, son rejeton ressuscite.
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Le récit de ce miracle ne tarde pas à se propager dans toute l'Argentine, et très tôt des pèlerinages s'organisent sur la tombe du thaumaturge. Le succès ne se dément pas : les ex-voto succèdent aux offrandes.
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Et tout est prétexte à honorer le Petit Gaucho, qui, du haut de son Olympe, savoure la fumée des cigarillos, et le fumet des parillas voisines, comme les Immortels les effluves d'un antique sacrifice.
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La ferveur de ses adulateurs est telle que le moindre totem moustachu se convertit en un patchwork de photos, autocollants, écussons, etc., au point qu'il faille l'enchâsser pour lui éviter la momification.
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Face à un tel débordement d'enthousiasme, deux succursales ont été bâties à proximité du caveau principal ; ici, un hangar, décoré autour du thème « je roule sans permis, Gauchito Gil me protège » ;
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là, un Golgotha d'ex-voto et son Gauchito Pantocrator, flanqué d'un avatar crucifié dont on ne saurait dire s'il s'agit du bon ou du mauvais larron – Antonio Gil, c'est un peu les deux à la fois.
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Dans cette mythologie aux abondantes références chrétiennes, il n'est pas jusqu'aux charlatans, qui tiennent boutique dans ce souk labyrinthique, qui n'évoquent les Marchands du Temple !
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Au demeurant, les étals s'appliquent à alimenter cette adulation monomaniaque, et répliquent à l'infini le Gauchito et ses inséparables boleadoras, ce lasso lesté de boules servant à entraver et capturer le bétail.
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Depuis le pin's jusqu'à l'inévitable boule de neige, en passant par ces compositions indéfinissables, le dévot désireux de construire son autel particulier, dans son jardin ou en bord de route1, y trouvera le pénate de ses vœux !

1 Le sanctuaire de Mercedes, où nous nous trouvons, est la métropole du culte de Gauchito Gil, relayé dans tout le pays par une myriade d'autels miniatures {tantôt un simple fanion accroché à un arbre, tantôt un cabanon aménagé en chapelle, parfois un véritable sanctuaire} qui agrémentent les bas-côtés des interminables routes nationales du pays.

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Ici et là, le culte monothéiste tolère quelques hérésies, et pioche dans le trombinoscope catholique de quoi ébranler la théogonie chrétienne : la Vierge de Lujan aurait-elle accouché de jumeaux ?
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Dans un registre non moins iconoclaste, San La Muerte complète un panthéon à l'œcuménisme racoleur, et entraîne Gil dans une danse macabre de la plus authentique veine médiévale.
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« Ouais, ça va, on connaît, on a déjà vu... Nous, en France, c'est un peu pareil, tu sais : on a aussi notre plouc nationale ; en persévérant, avec tout ce chouette marketing que vous faites, un jour il sera canonisé, comme cette Jeanne d'Arc ».
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Après tant de piques blasphématoires et de vannes sacrilèges, nous éprouvons étrangement le besoin superstitieux d'acquérir un trio de boleadoras porte-bonheur en guise de porte-clefs.
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Et puis, mieux qu'un désodorisant pour décorer le rétroviseur, nous nous équipons d'un autel portatif dédié à San Expedito et au Gauchito, pour suppléer notre mécréante assurance-auto. Nous n'aurons rien négligé pour nous assurer d'un prompt retour à la maison !
Le périple « La Quête du Maté » est maintenant terminé. Pas trop fatigué ?

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