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Quelques précisions
A l'instar d'autres archétypes argentins comme le
tango ou le
mate, la figure du gaucho perd ses origines dans un
imbroglio sémantique et historique qui met à l'épreuve le chatouilleux amour-propre national...
Les origines : ethnicité et codes vestimentaires
En effet, de toutes les étymologies envisagées, pas une seule ne se réfère à la langue espagnole. On a proposé le huachu quechua (signifiant orphelin errant), le chaucho arabe (fouet), les gauderios portugais (vagabonds) ou le gacho gitan (paysan)... Autant de termes qui révèlent la complexité des peuplements ibérique et sudaméricain, dont le gaucho est un rejeton vraisemblablement métis.
Car l'origine ethnique et historique du gaucho fait l'objet de débats non moins tendancieux. Ce qui semble avéré, à tout le moins, c'est l'usage antique du mot pour désigner la population de cavaliers renfrognés évoluant aux confins des empires portugais et espagnol, à partir du XVIII
ème siècle ou peut-être avant encore, dans une région qui est aujourd'hui l'
Uruguay. Ces bandes de maraudeurs indisciplinés et vaguement apatrides pourraient être les descendants de populations guanches (indigènes des Canaries) importées dans le Río de la Plata par les autorités espagnoles. Le métissage indigène, hispanique et africain aurait sans doute fait le reste.
Ces “Cosaques du Río de la Plata” vivent alors principalement de l'élevage et de la rapine, et arborent des tenues d'une surprenante sophistication, non dénuée d'une élégance crâne et étudiée : sous le chiripá, poncho léger qui leur ceint les hanches et les cuisses, ces mâles cavaliers portent le calzoncillo cribado, long pantalon de toile de lin ou de coton dont les extrémités évasées terminent en délicates dentelles sur les bottes en cuir cru de poulain. Ils arborent un ceinturon de cuir, que les plus cossus enjolivent d'une rastra (boucle) et de pièces d'argent, et où ils passent un facón, dague dont le manche est également savamment ouvragé. Un gilet sur la chemise, et le poncho par-dessus, généralement plié et jeté sur l'épaule, que l'on enfilera pour affronter les intempéries. Sous le chapeau ou le bonnet de cuir, le gaucho passe un serenero, pièce de tissu qu'il noue lâchement sous le menton et qui le protège du froid ou des moustiques selon les saisons et les régions.
Grandeur et décadence des Centaures de la Pampa
Mais voici qu'à l'aube des indépendances sudaméricaines, les gauchos font leur entrée dans l'Histoire – par la grande porte. Alors que la bourgeoisie de Buenos Aires s'organise en milice, arme la populace et enrégimente le tout tant bien que mal en une ébauche d'armée, les gauchos vont prêter un secours fort appréciable en constituant les premiers éléments d'une cavalerie valeureuse et nombreuse – sinon disciplinée. Ce sont tout d'abord les gauchos d'Artigas, qui opèrent dans le Nord-est et en Uruguay, puis les gauchos de
Güemes, qui harcèlent les troupes espagnoles dans le Nord-ouest. Le gaucho devient bientôt synonyme de bravoure et d'indépendance, et son prestige ne sera guère éclipsé que par la création des
Grenadiers de San Martín, plus disciplinés.
Pourtant, au fur et à mesure que les guerres d'indépendance dégénèrent en guerre civile, dans la première moitié du XIXème siècle, les bandes armées de gauchos s'impliquent dans le conflit. Elles soutiennent généralement les revendications autonomistes des caudillos provinciaux, et deviennent le fer de lance des Federales, partisans d'une Argentine décentralisée, opposés au parti centralisateur et moderniste des Unitarios. Ces derniers n'ont que mépris pour le péon sauvage et analphabète qu'est le gaucho, et la victoire des Unitarios à partir des années 1860 sonne le triomphe de la « civilisation contre la barbarie », pour reprendre la fameuse formule de Sarmiento. C'est la déchéance du cow-boy argentin. Dans un pays qui cherche par tous les moyens à reproduire la société franco-anglaise, le gaucho n'a plus sa place. Il se retrouve bientôt submergé par l'immigration italienne, abasourdi par l'invasion du chemin de fer. S'il ne disparaît pas tout à fait, du moins vivote-t-il en marge de la bonne société, réduit aux corvées agricoles. Dans l'imaginaire national, il n'est plus le brave des braves, mais un indécrottable pilier de pulpería, ce troquet des pampas.
Réhabilitation homérique
Alors qu'on le pensait déchu et voué à quelque forme de rédemption civilisatrice et prolétarienne, le gaucho revient brusquement sur le devant de la scène – littéraire. En 1872 paraît un ouvrage qui d'emblée fait date : El Gaucho Martín Fierro. Son auteur, José Hernández (1834-1886), est un militaire et un journaliste, ardent partisan d'une vision federalista de l'Argentine, donc un peu réactionnaire comme vous l'aurez compris. Déçu par les orientations modernistes du nouveau gouvernement républicain, il entreprend de magnifier une vision ancestrale et idiosyncratique de son pays.
Il reprend un genre littéraire romanesque et populaire en vogue dans les campagnes, la
literatura gauchesca, tout en lui insufflant un style proprement homérique, mêlant la rigueur de la versification à la faconde de la langue
gaucha truffée de particularismes phonétiques ou grammaticaux. Le résultat est unique, à la fois érudit et populaire, et le succès est immédiat, qui appelle bientôt un suite :
La vuelta de Martín Fierro (1879). La légende de Martín Fierro est née : gaucho en rupture de ban, robin des bois maudit et rédimé, mélange de rufian au grand cœur et d'aède inspiré. Le long poème, dont les deux volumes alignent plus de 7000 vers, s'ouvre par cet incipit qui rappelle les invocations aux muses des poèmes antiques :
- Aquí me pongo a cantar
- al compás de la vigüela,
- que al hombre que lo desvela
- una pena extraordinaria,
- como la ave solitaria
- con el cantar se consuela.
Le Martín Fierro, comme il convient de le préciser, n'est pas le premier ouvrage du genre à conter les péripéties d'un gaucho. Le précédèrent d'autres romans, d'autres poèmes (notamment Los tres gauchos orientales de Antonio Lussich, paru aussi en 1872), et d'autres l'imitèrent par la suite (ainsi le fameux Don Segundo Sombra, de Ricardo Güiraldes, paru en 1926 ; ou la nouvelle Hombre de la esquina rosada du facétieux Borges, en 1927) – mais il demeure, de loin, le plus ambitieux, le plus racé et à juste titre le plus lu. Il est aujourd'hui plus que jamais scrupuleusement étudié à l'école.
Consécration identitaire
Dans les décennies suivantes, marquées par l'expansion de la classe prolétarienne, la démocratisation de l'Argentine et le premier gouvernement radical, la place du gaucho tend à se dissoudre dans la nouvelle société. Cependant, son image n'en devient que plus vénérable, et impose la stature rassurante des antiques traditions face au chaos politique et social des années 30, marquées par la crise économique, les mouvements sociaux et la dictature militaire. Dans ce contexte, alors que l'Argentine se cherche des repères, la figure du gaucho s'impose comme un caractère identitaire fort. C'est l'époque où les dessins de Molina Campos, dépeignant l'univers gauchesco avec une bonne dose d'humour et un soupçon de tendresse, remportent un vif succès, qui perdure jusqu'à nos jours.
En 1939 est institué le Día de la Tradición (Jour de la Tradition), pour célébrer l'essence de la culture argentine ; la date retenue est le 10 novembre, anniversaire de la naissance de José Hernández (auteur du Martín Fierro). Il s'agit d'une rencontre gauchesca, au cours de laquelle les cavaliers pavanent dans leurs plus beaux atours, défilant à cheval au son de la fanfare, avant de montrer toute leur adresse de gaucho au cours de divers épreuves de jineteadas (encadrement du troupeau, domptage de jeunes chevaux, débourrage acrobatique, rodéo...). L'événement se tint à La Plata les premières décennies, avant d'être judicieusement transféré dans le cadre plus rural de San Antonio de Areco en 1984. Rassemblement d'amateurs traditionalistes, nostalgiques d'un âge d'or révolu, la manifestation s'est transformée avec le temps en une vitrine touristique de l'Argentine, ce qui ne la prive nullement d'une vraie popularité locale et encore moins d'une appréciable noblesse – bravoure et bosses en prime pour les plus téméraires.
Si San Antonio de Areco est devenu la Mecque de la tradition gauchesca, d'autres manifestations concourent à vivifier cet héritage criollo de l'Argentine contemporaine. Les cabalgatas, encuentros et autres festivales gauchescos mobilisent le pays du nord au sud, avec une prédilection pour les grandes régions d'élevage (Pampa, Patagonie, Litoral, Cuyo). On y croisera nombre de citadins savamment costumés, mais également de vrais gauchos négligés, tous profondément impliqués dans ces célébrations patriotiques qui offrent un refuge identitaire contre la globalisation galopante. Ces tableaux vivants peuvent donner l'impression trouble d'une mascarade trop soignée, mais les cavaliers qui malmènent leurs lombaires sur les chevaux littéralement démontés lors des jineteadas sont les dignes héritiers des centaures de la pampa...
Perspectives contemporaines et lingerie fine
Quant au gaucho, le vrai, il n'est pas mort, qu'on se le dise ! Simplement, il a évolué, devenant ni plus ni moins qu'un peón, employé de ferme ou d'estancia, troquant les atours traditionnels pour une tenue plus commode : si le poncho a toujours ses adeptes, les espadrilles (alpargatas) remplacent souvent les bottes, le béret (boina) éclipse le chapeau, et la bombacha a définitivement supplanté la chiripá et le calzoncillo cribado.
Curieuse histoire, d'ailleurs, que celle de la bombacha, ce pantalon à pinces, légèrement bouffant, dont les extrémités se terminent par une “manchette” dotée d’un bouton unique. Cette pièce d’habillement possède une origine exotique assez cocasse, puisqu’elle trouve sa genèse dans une mode aussi saugrenue qu’éphémère que les tailleurs britanniques mirent à l’honneur au lendemain de la Guerre de Crimée pour honorer l’uniforme des Zouaves. Cette mode fit long feu, et il fallut écouler les surplus – le Río de la Plata (“la plus belle colonie de l'empire britannique”) s’imposa comme un débouché avantageux… La bombacha est aujourd'hui le pantalon de prédilection dans les campagnes, et la gent féminine ne dédaigne pas sa version citadine. Attention toutefois à ne pas féliciter ces dames pour leur belle bombacha – le terme, équivoque, désigne également une petite culotte !
Contacts, horaires, informations diverses
Concernant les grands rassemblements
gauchescos évoqués ci-dessus, les plus intéressants sont sans conteste les moins touristiques, car il y règne une atmosphère d'improvisation qui frôle la ferveur. Nous vous recommandons chaudement la
Cabalgata de la Fe qui se tient chaque année lors de la Semaine Sainte, entre la ville de San Juan et le sanctuaire de la
Difunta Correa.
La
Marcha de los Bombos, plus disparate, n'est pas spécifiquement
gauchesca mais elle attire de nombreux péons des environs de Santiago del Estero, qui revêtent leurs plus beaux atours pour l'occasion.
Évidemment, les “
festivales de doma y folklore” (domptage et
folklore) sont le summum du genre, quoique leur notoriété nuise un peu à leur authenticité ; ils n'en fédèrent pas moins les amateurs les plus éclairés et les cavaliers les plus agiles, avec force musique et ripailles. Les principaux festivals sont ceux de Jesús María (Córdoba) et de San Antonio de Areco (Buenos Aires), “capitale nationale de la tradition” – voir à leur sujet notre fiche consacrée aux
jineteadas.
Pour les citadins indécrottables, le quartier de
Mataderos à Buenos Aires est une alternative commode et sympathique – on y croise même d'authentiques gauchos...
Les fiches thématiques sans ancrage local particulier ne sont pas épinglées sur la carte.