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“La bête de l'Aconquija”

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Le jour se lève sur la Sierra del Aconquija, nimbée d'un brouillard opaque qui bouche toute visibilité sur l'ensemble du bassin agricole de Tucumán.
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Pas la peine d'aller chercher bien loin l'origine de cette pollution effrénée : l'horizon est jalonné de dizaines de cheminées qui s'époumonent salement en volutes noirâtres.
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Aux abords de ces usines monstrueuses, et tout le long de la nationale 38 qui irrigue cette vallée industrieuse, c'est un ballet incessant de camions à rallonge –
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des convois assez encombrants et vaguement dangereux à croiser ou doubler, qui transportent des tonnes de matière volatile propre à maculer asphalte et pare-brise.
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Levons le mystère sur cette monoculture qui fait la richesse de la Province de Tucumán, et du piémont des Yungas en règle générale : la canne à sucre.
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Plus petite province du pays {mais berceau historique de son indépendance}, Tucumán assure ainsi pas moins de 65% de la production nationale de sucre !
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Toujours dans le registre agricole, voici l'autre denrée distinctive de cette frange subtropicale qui s'étend de Tartagal à Tucumán : les agrumes. Ici, une allée d'orangers sur la place centrale de Monteros.
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Nous nous attaquons à présent au “Camino a los Valles”, la seule route qui permette de franchir le rempart de 300 km de long et 5 de haut constitué par le massif de l'Aconquija.
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Cette route ambitieuse, conçue dans les années 40 par l'illustre père du Train des Nuages, déroule ses 1294 virages tout au long de la Quebrada de los Sosa, parmi l'inextricable fouillis des Yungas.
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D'un coloris incongru parmi le vert omniprésent, cet appentis de briquettes, avec ses airs totalement exotiques de coron, fait office d'aire de repos –
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le voyageur rescapé de la première volée de virages peut y déposer une offrande au Gauchito, afin qu'il le protège pour le reste de la route...
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D'un extrême à l'autre : après la jungle touffue qui nous a accompagnés durant toute l'ascension, nous débouchons dans la cuvette désolée de Tafí del Valle, à 2.000 mètres d'altitude.
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Le torrent s'y élargit en une vaste retenue artificielle, très prisée des pêcheurs pour ses truites abondantes, et du tout-Tucumán1 qui y afflue en masse week-ends et jours fériés.

1 Cumán, drôle de nom pour un chien...

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Dominant le lac de ses 2680 mètres, le Cerro Pelado est aussi pelé que son nom l'indique – l'horizon est barré par le front septentrional de l'Aconquija. Gisant dans un coin poussiéreux, le patelin d'El Mollar.
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Sur sa placette centrale, trois gamins tristounets tuent le temps, un peu machinalement, pas même distraits par l'arrivée de deux gugusses indiscrets.
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El Mollar se gargarise {si l'on peut dire} d'un Parc des “Menhirs”, vocable celtique propre à attirer l'Européen de passage, auquel les autochtones préfèrent toutefois l'équivalent quechua de huancas.
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Autrefois disséminés sur l'ensemble des montagnes avoisinantes, ces blocs précolombiens ont été rassemblés ici par un caudillo local peu scrupuleux, à la fin du XIXème siècle ;
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cette déportation brutale et irraisonnée, brisant le lien évident que ces bornes pouvaient avoir avec leur emplacement d'origine, en a rendu la signification indéchiffrable –
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encore qu'on se risquerait volontiers à de triviales mais audacieuses hypothèses, à propos de certains totems, que des tabous tenaces m'empêchent de révéler ici,...
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...à moins de stupéfier certaines caboches un peu monolithiques. Bref. Il en ressort que tout ceci est histoire de divinités, de calendriers, d'arpentage et – donc – de fertilité.
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Après avoir trouvé le moyen de se perdre dans la banlieue d'El Mollar {200 habitants à tout casser}, nous faisons un crochet par la non moins tentaculaire El Rincón, au pied du Cerro Muñoz {4.440 m}.
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Ce relief semi-aride, dont les herbages jaunâtres offrent de piètres pâturages aux vieilles rosses qui y traînent leurs sabots, attend la salutaire saison estivale des pluies pour reverdir.
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Quant aux arbres, ils survivent dans ces tranchées grossièrement taillées par un torrent entêté, refuge de fertilité dont les chicanes abritent du vent virulent qui vandalise ces vaux évidés.
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Contournant le Cerro Pelado, nous transitons par Las Carreras et son indispensable église d'adobe, où le catéchisme hebdomadaire bat son plein.
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Boudant les nourritures spirituelles, nous poussons le portillon de l'estancia Las Carreras pour y chercher une sustentation plus à même de combler notre appétit de mécréants.
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A la morte saison, cet ancien établissement jésuite n'est pas précisément pris d'assaut, et nous patientons sagement tandis qu'ils réactivent les fourneaux pour leurs deux uniques clients.
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nous nous satisfaisons goulûment des comidas típicas1 qu'ils consentent à nous préparer, savourant voracement de délicieuses empanadas à la viande de lama.

1 Comidas típicas = nourritures régionales

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Vient ensuite la non moins traditionnelle humita, agrégat pâteux de maïs piqueté de quelques légumes hachés menus, cuit en papillote dans la feuille de maïs, dont le fumet a attiré de nouveaux clients.
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Le dessert, enfin : quesillo con cayote y nuez, autrement dit un petit frometon élastique accompagné d'une confiture de courge et d'un demi-cerneau de noix : un must au rayon des douceurs argentines !
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Nous faisons à présent un petit saut au Museo de La Banda, une autre estancia jésuite désaffectée, sise dans les faubourgs de Tafí del Valle.
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Elle renferme une chapelle du XVIIIème siècle, dotée d'un autel aménagé en issue de secours, qui permettait aux Jésuites de trouver un salut tangible et immédiat en cas d'attaque indigène.
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Cela n'a pas empêché lesdits indigènes d'investir la place en force, à titre posthume, avec la création d'un musée archéologique riche de quelques poteries pré-hispaniques.
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Ces deux exemplaires d'urnes zoomorphes dénotent l'influence incaïque : à gauche, ce drôle d'hurluberlu est un ubuesque hibou ; à droite, quelques serpents circonvoluent symétriquement.
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Comme à l'accoutumée, Nico nous signifie poétiquement l'implacable ronde des heures par un cliché de circonstance, et nous migrons vers la sortie.
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Moins mus par la piété que par l'envie de nous dégourdir les jambes, nous grimpons de bonne grâce au calvaire du Cerro La Cruz qui domine Tafí del Valle.
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Nous y goûtons le calme immense des altitudes éthérées {à peine troublé par les barrissements d'un mégaphone braillard qui inondent la vallée en faisant la réclame d'une marque de dulce de leche}.
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Une lucarne s'ouvre sur le lac d'El Mollar, invitant à une profonde méditation contemplative – « Tiens, remarque, ça me fait penser : on est à court de dulce, pour le p'tit-déj', non ? ».
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Pas de réponse – Nico est en train de randonner sur la Lune... Un crépuscule frisquet ne tarde pas à le tirer de sa torpeur, et nous redescendons au pas de course vers Tafí.
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Nous y avons réservé deux nuits à Los Cuartos, une authentique estancia tricentenaire qui malgré sa regrettable toiture en tôle a su conserver son cachet d'origine.
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L'ameublement est d'époque “Indépendance” : bien calés dans des fauteuils aux dossiers cordouans, maniant l'argenterie avec précaution, nous dévorons un anachronique {et décevant} croque-monsieur.
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Le lendemain matin, nous nous absentons de Tafí pour la journée, et reprenons le “Camino a los Valles”, qui ne s'est pas arrêté en si bon chemin et poursuit son ascension en quelques lacets serrés.
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Il atteint rapidement les 3042 mètres d'altitude du Paso del Infiernillo1, paysage désolé, perpétuellement giflé par un vent entêtant, et hanté par des hordes de loups aux abois..

1 Paso del Infiernillo = col du petit Enfer

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« Ahouuuuuu ! Aw ! Aw ! Aw-ahouuuu ! » Par les miraculeuses boleadoras de Gauchito Gil !! Nous avons retrouvé la Bête du Gévaudan ! Un peu édentée – elle a pris un coup de vieux – mais c'est bien elle !
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Croisement hirsute entre le Yéti et une brebis, la monstrueuse chimère hurle à la mort, prête à nous dévorer tout crus – mais que fait Bellérophon ???
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Puis, la hideuse créature cesse finalement de bailler aux corneilles, et nous dévisage sans véritable animosité, avec cet air débonnaire qui n'est pas sans évoquer les portraits officiels d'Ho Chi Minh. Confondant.
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Plantant là notre pathétique lama-garou, nous amorçons la descente sur le versant occidental de la Sierra del Aconquija, tournant le dos à la Cuenca del Plata.
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C'est d'ailleurs par ce passage {mais en sens inverse} que se faufila l'expédition espagnole qui, venant du Pérou sous la conduite de Diego de Rojas, atteignit enfin pour la première fois la pampa {la plaine}, au début des années 1540.
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Quant à nous, nous arrivons au terme de notre Camino : voici “los Valles”, autrement dit les Valles Calchaquíes, à commencer par celui du Río Yocavil, piqueté de cohortes de cardones.
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Contrôlant l'entrée de la vallée, la citadelle indigène de Quilmes nous ouvre enfin ses portes, après que nous nous y soyons cassé les dents en décembre 2007. [voir précédent album]
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Entre temps, les autochtones spoliés ont obtenu gain de cause : l'établissement hôtelier bâti par un impudent promoteur est sous séquestre, et l'ensemble du site historique est confié à l'administration des indigènes.
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« Hola ! Cómo andan, chicos ? Moi, c'est Cadichón, vous avez de la veine : vous êtes tombés sur le meilleur, je connais Quilmes sur le bout des sabots, moi. 20 pesos, imbattable ! allez, tenez, vous m'plaisez : j'vous l'fais à 15 pesos ! dernier prix ! »
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« Non ? Vraiment ? Bueno, dale : que diriez-vous d'une petite virée à Iguazú ? Tarifs promotionnels de dernière minute, départ immédiat pour les Chutes, allons allons, on en profite ! ».
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Nonobstant les indubitables qualités de Cadichón, nous préférons louer les services de Sandro, jeune héraut de la nation Diaguita, le “peuple originel” qui revendique aujourd'hui l'héritage de Quilmes.
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En sa compagnie, nous grimpons d'emblée sur le flanc escarpé de ce contrefort de la Sierra de Quilmes1, et sous nos yeux la cité indigène déploie tout son empilement de terrasses et de remblais –

1 La Sierra de Quilmes se dresse en vis-à-vis de la Sierra del Aconquija, de l'autre côté de la vallée du Río Yocavil.

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un étagement qui répondait à la hiérarchisation de la société indigène : dans les quartiers les plus élevés résidait la classe nobiliaire, dominant ainsi de fait artisans et paysans. Au sommet demeurait le chamane.
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Bientôt, nous arrivons aux fortifications qui surplombent la ville, retranchement ultime où se réfugièrent les derniers Diaguitas lorsque les Espagnols eurent pris la ville en 1667, venant à bout de l'ultime Guerre Calchaquí.
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Depuis ces tourelles taillées dans le roc, la perspective s'évase sur la vallée du Río Yocavil, ce territoire ancestral que les Diaguitas entendent aujourd'hui soustraire à l'autorité provinciale.
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La capitale sacrée des indigènes a de beaux restes, encore que les travaux d'excavation et de reconstitution menés à la fin des années 70 n'aient pas été des plus scrupuleux.
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Du reste, il reste beaucoup à faire, car les faubourgs de cette puissante métropole de 5.000 âmes s'étendaient largement au-delà du seul cône actuellement dégagé.
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A l'horizon, nous apercevons l'échancrure du Paso del Infiernillo par lequel nous sommes arrivés, et par où les 2.000 rescapés de l'assaut espagnol furent déportés vers la glaciale banlieue de Buenos Aires.
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Cette vue plongeante offre un écorché appréciable de l'architecture indigène, construite à moitié sous le niveau du sol, en une succession de pièces articulées ici autour d'un patio central –
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se promener dans ce dédale relève d'un coriace parcours d'orientation, tant ces ruelles se prêtent à des tours et détours qui aboutissent bien souvent à des culs de sac.
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De guerre lasse, on peut réchapper du dédale en escaladant la muraille ; il faut néanmoins imaginer ces casemates originellement dotées d'une charpente de cardón et d'une toiture de branchages.
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Ici un “moulin”, jadis chapeauté d'un tipi de fétus, abrite encore quelques plans de travail percés de mortiers ; s'y réunissaient les femmes pour moudre céréales ou pigments.
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On retrouve ces mortiers à chaque coin de rue ou presque, encore que leur usage obéisse parfois à de tout autres fins : celui-ci, par exemple, aurait eu une vocation météorologique {la démonstration scientifique m'a un peu échappé}.
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Loin des fresques pompéiennes, cette incrustation nacrée veut rappeler la prépondérance du lama dans les civilisations andines, seul animal domestiqué avant l'arrivée des Européens1.

1 Il s'agit toutefois d'une restauration assez inventive... Rien ne prouve qu'il y ait eu de telles décorations dans la Quilmes précolombienne.

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Ayant prix congé de Sandro, de Quilmes, et des Valles Calchaquíes, nous reprenons la route de l'Aconquija, conscients en cela d'emprunter ce qui fut pour beaucoup le chemin de l'exil et de la mort.
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Bientôt nous retrouvons Tafí, qu'un classique Cristo Redentor couve du regard, tournant comme un fait exprès le dos aux Valles pour mieux ignorer que le grand revival de la Pachamama y bat son plein.
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De retour à notre estancia, nous réclamons à corps et à cris de visiter le cabanon attenant, où les propriétaires fabriquent un petit fromage de vache maison, de bonne renommée régionale.
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L'outillage est rustique, à l'image de ce pressoir où dégorgent une batterie de moules remplis plus qu'à ras bord. Parfumées d'origan, de poivre ou d'ail, brièvement affinées, les mini-meules offrent un résultat franchement savoureux.
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Le lendemain, nous expions la dégustation dînatoire qui a suivi la visite de la cave. Les hauteurs de Tafí sont particulièrement escarpées, le sentier qui y a été percé a des allures de piste de bobsleigh.
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Alors que nous atteignons un premier palier, un cavalier nous dépasse au petit trop, poncho au vent. Comme nous répondons affablement à son salut, il fait mine de s'arrêter.
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Il se prête bien volontiers à une séance photo, non sans fierté. Sa monture, elle, n'en est que plus heureuse : baignée de sueur, elle accueille cette pause avec une déréliction résignée.
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Mettant pied à terre {et perdant un peu de sa superbe}, l'aimable trublion nous fait les honneurs d'une divinité monolithique, dont le magnétisme hélas est mis à mal par une déicide ligne à haute tension.
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Puis, à cabadou derechef, piquant des deux, le cavalier repart à brides abattues vers son destin {en l'occurrence le rassemblement d'une poignée de moutons égarés dans les alpages}.
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Lui emboîtant le pas, nous poursuivons une ascension moins anodine qu'on l'aurait cru, ahanant dans ces gouttières diluviennes, salement abruptes.
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A 2.700 mètres, nous atteignons un semblant de col, qui jouit d'une vue panoramique sur l'ensemble de la vallée de Tafí, clôturée au sud par le coin irréfutable du Ñuñorco Grande {altitude 3321 mètres}.
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En quête d'une improbable supérette ou d'une parrilla, nous décidons de pousser plus avant notre randonnée, remontant un vallon pelé semé de masures usées et de pircas1 éparses.

1 Pirca = corral élevé avec des pierres.

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Cependant, ces habitations esseulées ne sont nullement abandonnées ! A notre passage, trois sacripants nous tendent une embuscade de questions. A la nôtre, ils répondent qu'il y a bien un village doté d'une école, la leur, plus loin, au lieu-dit La Ciénaga.
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Fort de ce renseignement, nous partons donc à la recherche de cet invraisemblable établissement scolaire, suivant la piste d'une présence humaine diffuse mais bien palpable.
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Enclos et murets ponctuent invariablement combes, gorges et pâturages, sans entraver pour autant la libre circulation des troupeaux, qui n'y trouvent refuge qu'à la nuit.
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Notre passage déclenche d'ailleurs régulièrement de grandes cavalcades et des concerts de bêlements alarmés, mais tout ce ramdam ne nous aide pas à trouver cette fichue école.
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Pourtant, quelques indices nous confortent dans notre persévérance, quand bien même les joueurs ont déserté la cancha de fútbol1.

1 Cancha de fútbol = terrain de foot.

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Pour toute équipe, une paire d'équidés bizarroïdes lorgne dans notre direction, d'un regard torve vaguement hostile. « Hé, Flicka ! ça te branche un p'tit polo ? ».
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Au bout de deux heures de pérégrinations lunaires, nous atteignons enfin ce qui ressemble à un refuge pour randonneurs égarés, doté – quel luxe ! – de panneaux solaires flambants neufs.
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Mazette ! La fameuse école ! Juchée à 2.580 mètres d'altitude, plus isolée qu'un krak en Terre Sainte, elle illustre magistralement le soin jaloux qu'apporte l'Education Nationale à l'alphabétisation des moindres recoins de la patrie !
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Sans transition, et en quelques lestes enjambées, nous redescendons sur Tafí alors que les ombres grignotent goulûment le Ñuñorco Grande. Nous n'attendrons pas le coucher du soleil – la route est longue jusqu'à Córdoba !

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